Fortin, Pierre (sieur de La Hoguette) [1650], CATECHISME ROYAL. , françaisRéférence RIM : M0_653. Cote locale : A_9_2.
Sub2Sect précédent(e)

TROISIESME PARTIE.

LE ROY.

Novs auons, ce me semble, assez bien examiné quel doit estre
le deuoir d’vn Roy enuers ses Proches, ses Domestiques &
ses Sujets ; reste-t’il encor quelqu’autre chose à faire ?

L. G. Le Principal, SIRE, Car tout ce qui a esté fait iusques icy,
n’est rien autre chose qu’vne reueuë des dehors de la Royauté. Le
plus essentiel consiste au dedans, c’est à dire aux mœurs du Prince.
Le vice d’vn particulier ne va pas plus loin qu’à sa personne, à ses
domestiques & à ses voisins. Mais les vices ou les vertus des Princes
sont graces ou maledictions publiques. C’est pourquoy il n’y a
rien de plus important que leur institution : tout ce qui paroist d’exterieur
en Vôtre Majesté est si beau, si parfait, & si bien acheué,
seroit-il possible que l’interieur ne le fust pas ?

L. R. Mon Gouuerneur, Si la matiere vous semble belle, ie vous
proteste qu’elle est encor plus disposée à receuoir vne bonne forme,
& vous pouuez commencer à la luy donner quand il vous plaira :
Mais auparauant prions Dieu qu’il benisse nôtre dessein.

-- 27 --

L. G. Ie voy bien que V. M. se souuient des salutaires conseils
de Mr. son Precepteur, & qu’il vous a appris que toute action d’importance
doit estre commencée par l’inuocation de Dieu.

L. R. Il est vray qu’il me l’a appris ; mais i’ay oublié de luy demander
quelle priere nous doit estre la plus ordinaire.

L. G. SIRE, Ce doit estre, à mon aduis l’Oraison Dominicale :
elle est toûjours du besoin present, & nous ne pouuons en preferer
vne autre à celle-là, sans decliner en faueur de la creature du respect
que nous deuons au Createur. Ie la trouue si Majestueuse, & si belle
qu’il me sẽble que la diuinité de son Autheur y reluit encore mieux
que dans les Propheties, ny dans les miracles mesmes qu’il a faits.
Les autres prieres qui sont de l’inuention des hõmes, ne sont point
de toutes heures ny de toutes occasions. Celle-cy a vne merueille
en soy qui luy est particuliere, à sçauoir que quelque necessité que
vous ayez, il se rencontre toûjours en la disant, que vous auez appliqué
vôtre priere à vôtre besoin. Les prieres qui sont dans l’vsage
commun, & principalement celles qui sont de la mode, ne sont pour
la plus-part qu’vne pure cajollerie, & vn flateur raisonnement auec
Dieu, où il n’y a point assez de sousmission. Vn silence respectueux
auec éleuation d’esprit, & vn seul (ta volonté soit faite) est, ce me
semble, bien plus eloquent, & plus efficace pour la grace, que tout
ce menu suffrage. Ce Sainct Autheur nous prescrit par son exẽple
en cette adorable Oraison, de demander à Dieu aucune grace temporelle
que du pain pour vn jour, afin de nous désigner par le peu
de diminution qu’il nous faut, le peu d’attache que nous deuons
auoir au monde : Et apres luy auoir demandé son Royaume, il met
en suite, que sa volonté soit faite pour nous humilier iusques là, que
de renoncer mesme à nôtre propre salut, si Dieu ne l’agrée. Dieu
Tout-puissant ! vn si saint & si profond abysme d’humilité peut-il
proceder d’ailleurs que d’vn homme de Dieu ?

L. R. Cette Priere est veritablement toute diuine. Mais quelle
autre Priere peut on faire encore outre celle-là ?

L. G. Ie n’en sçay point qui soit plus digne d’vn Roy, que les
Pseaumes de Dauid, ny qui soit de plus grande edification pour vne
personne priuée que la lecture de Thomas à Kempis : là on apprend
à se sousmettre à Dieu ; & à le craindre, qui est le commencement
de sagesse.

L. R. I’ay tousjours oüy dire ce que vous dites presentement,

-- 28 --

que la crainte de Dieu est le commencement de sagesse. Mais on ne
m’a iamais dit quelle est la suite d’vn si beau commencement.

 

L. G. Ie supplie tres-humblement V. M. de me donner toute
son attention, sur ce poinct qui est le capital de ses mœurs. La suite
de ce diuin commencement de sagesse, qui est de craindre Dieu, est
de dire tousjours la verité ; qui est vne chose qui luy est si agreable,
qu’il a dit luy-mesme, qu’il estoit la Verité. Sans elle il n’y peut
iamais auoir aucun asseuré commercé entre Dieu & l’homme, ny
entre l’homme & l’homme. Car où en sommes-nous auec Dieu si
ses promesses sont fausses ; & auec l’homme, s’il n’y a vne entiere
conformité de sa pensée auec sa parole ? Les deux levres, qui sont
son organe, sont semblables, & se touchent tousjours, pour nous
apprendre, que la parole interieure, qui est la pensée, doit estre tousjours
d’accord, & n’auoir qu’vne mesme intelligence auec la parole
exterieure. Les destours dont on se sert pour déguiser la verité, sont
mouuemens de serpens, & d’vne ame ram pante, qui n’a pas la force
de se tenir debout. Sur ce propos i’admire la pensée d’vn moderne,
lequel recherchant la raison pourquoy le démentir est si in jurieux
parmy nous, n’en trouue point de meilleure, si non que qui dit à vn
homme qu’il ment, luy reproche qu’il est audacieux contre Dieu, &
timide auec l’homme. En effet, qui ment commet vne felonnie diuine,
pour authoriser vne foiblesse humaine. Il y auroit bien plus de
bien-seance quand nous auons fait quelque chose qui merite vn
desaueu, de chercher nos seuretez au pied de l’Autel, que d’auoir
recours à l’azile du Diable qui est le mensonge mesme. S’il est vray
que Dieu soit la Verité, quelle confiance, ie vous prie, peut-on prendre
au menteur, qui est conuaincu par sa propre conscience d’vne
trahison, dont il est luy-mesme le Iuge, le tesmoin, & le complice ?
Enfin, SIRE, Qui ment en choses indifferentes, s’exerce en la displine
du Demon. Qui ment pour en tirer du profit, trafique auec vn
faux poids & de fausses mesures. Qui ment par vanité, se paye d’vne
monnoye bien fausse. Qui ment pour excuser son vice, se decrasse
auec son ordure. Et pour conclusion, vn Roy menteur efface
en sa personne l’Image de Dieu, qu’il represente icy bas, pour y
rẽplacer honteusemẽt celle du Diable, qui est le pere du mensonge.

L. R. Mais comment, mon Gouuerneur, n’ay-je pas oüy dire
que qui ne sçait pas dissimuler, ne sçait pas regner ? Que vous semble
de la dissimulation, N’est-ce pas vne espece de menterie ?

-- 29 --

L. G. Ie l’estime d’vne nature ambiguë ; mais qui tient neantmoins
beaucoup plus du mensonge que de la verité. C’est pourquoy
elle m’est suspecte, & ie pense que si V. M. pouuoit consulter
les Clouis, les Charlemagnes, & vôtre ayeul Henry le Grand, sur
ce sujet, ils ne seroient pas de l’aduis de Louïs XI. touchant cette
maxime. La dissimulation est d’ordinaire irresoluë, deffiante & timide,
qui sont toutes mauuaises qualitez. C’est la partie de la Politique
que ie trouue la plus basse, & qu’on ne met en vsage qu’au defaut
d’vne forte resolution, & d’vne intelligence tres-parfaite en
l’art de regner. Il est vray qu’elle est quelquefois necessaire pour
se maintenir : Mais les voyes obliques qu’elle tient, & les destours
qu’elle fait sont cause qu’on bat bien du païs, & qu’on ne fait pas
grand chemin Qui va comme les escreuices, ou comme les cancres,
en arriere ou de costé, n’auance gueres. Enfin le dissimulé est
reduit à vne perpetuelle obsession d’autruy pour le surprendre, ou
de soy-mesme pour sa seureté : l’vn & l’autre est indigne d’vn Roy.

L. R. I’auouë que ie suis tout confus, & que i’aurois tousjours
creu que cette maxime, que (qui ne sçait pas dissimuler, ne sçait pas
regner) estoit vn principe d’Estat. Mais quoy ! publieray-je le secret
de l’Empire ? Esuenteray-je tous mes desseins ?

L. G. Non, SIRE, il s’en faut bien empescher ; il n’y a pas moins
d’indecence ny de honte de mettre son esprit à nud que le corps. Il
faut estre secret & non pas dissimulé ; Qui dissimule se trauestit. Si
V. M. se masque iamais, elle verra par experience combien il est incommode
de demeurer long-temps sous vn autre visage, & sous vn
autre habit que le sien : Au lieu de se déguiser, il est bien plus à propos,
ce me semble, de se tenir couuert, & d’estre secret : Et comme il
n’y a rien plus digne de mépris que le babil, il n’y a rien aussi qui apporte
plus de veneration aux conseils des Rois, que quand nous
sommes surpris de quelque fameux euenement, dont l’effet vient
plustost à nous que le dessein. Et c’a esté à la faueur de cette belle
nuict d’Estat, qu’ont esté conduites à vne heureuse fin toutes les
hautes actions qui ont esté faites sous le regne du feu Roy vôtre Pers.
Vne partie de ce merueilleux Conseil qui gouuernoit alors nous
a esté ostée : mais on peut dire sans perdre le respect contre vne memoire
qui doit estre en veneration aux siecles presens & à venir :
que ce qui nous en reste est plus de saison & plus auantageux pour
vôtre Regne, que si nous auions encor le total.

-- 30 --

L. R. Ie voy par vos raisons que le secret, en matiere d’Estat, est
plus de vôtre goust que la dissimulation: Mais encore faut-il que le
Prince se communique à quelques-vns, autrement il me semble que
le seul conseil de soy-mesme est plustost vne agitation d’esprit,
qu’vn Conseil. Dites moy donc, ie vous prie, quelles personnes
vous estimez estre les plus propres pour le secret de l’Estat, & pour
son ministere ?

L. G. Cette matiere est si delicate, qu’il est presque impossible
qu’en la touchant on puisse éuiter le reproche d’estre vn homme du
temps, ou vn mauuais Courtisan : L’vn est honteux, & l’autre est peu
seur. Mais il faut neantmoins s’approcher de ce dngereux écueil,
puis que Vótre Majesté le commande.

Vótre principal Ministre doit estre tres-intelligent, peu ou point
interessé, & tres-fidele. Il doit estre intelligent pour trouuer en
luy-mesme les sources de ses conseils, sans les puiser d’ailleurs, de
peur de les éuenter : & pour cét effet il doit auoir esté instruit aux
affaires par vn long vsage, & façonné, s’il se peut, par la familiarité,
& les conferences priuées de quelque grand Politique, sçauant
aux mysteres d’Estat. Vn essay de quinze iours seulement a fait
voir à nos yeux depuis vn peu de temps la difference qu’il y a entre
vn Profez en l’art de gouuerner, & vn Nouice en ce mesme art,
quoy qu’au reste tres intelligent en toute autre sorte de connoissances.
En second lieu, ie dis, qu’il ne suffit point à vótre principal
Ministre d’estre vn grand Politique : Il faut aussi pour vous bien
seruir, qu’il soit des-interessé ; & que non seulement ses mains, & celles
de ses Domestiques soient nettes : mais que l’opinion qu’on aura
de son integrité, tiennent celles de vos Sujets dans le deuoir de ne
luy oser rien presenter, que leurs Requestes. Il est à souhaitter aussi
qu’il soit tout à luy, & qu’il n’y ait rien qui puisse partager son affection
auec l’Estat, ny femme, ny enfans, peu de parens ou alliez,
qui sont autant de gouffres differens, sans fonds ny riue, où se peuuent
inconsiderément abysmer toutes les dignitez, & tout le reuenu
d’vn Estat. I’ay dit en troisiéme lieu, que vótre principal Ministre
doit estre fidele en son administration. Ah ! SIRE, s’il est desinteressé,
quel sujet pourrez-vous auoir, cela estant, de douter de sa
fidelité ? Trahira-t’il son Prince pour du bien, & il n’en desire point ?
Sera-ce en faueur de ses enfans, & il n’en a point d’autres que sa
gloire, son merite, & sa reputation, qu’il estoufferoit en ce faisant ?

-- 31 --

Croyez-moy, SIRE, Ceux qui ne laissent point apres eux de posterité,
ont vn merueilleux soin de buriner en toutes leurs actions de
viues empraintes d’honneur pour leur en seruir. Et ainsi il ne faut
point craindre qu’ils puissent auoir cette lasche pensée que de soüiller
le cours d’vne belle vie par quelque infidelité. Les Ministres, qui
ont toutes ces qualitez, vous doiuent estre bien moins suspects que
ceux qui les enuient ; & V. M. se peut seruir d’eux en toute seureté, de
quelque nation qu’ils soient. Il n’y a point de personnes plus estrangeres
en vos Conseils que les ignorans dans les affaires, qui ont besoin
de guide & de truchement dans vn païs où ils ne connoissent
rien. Il n’y a point aussi de plus beau tiltre de neutralité, que d’ajoûter
par ses soins & par ses conseils à vn Estat, Prouince sur Prouince,
& gloire sur gloire à son Roy.

 

L. R. Mon Gouuerneur, Ie trouue toutes les qualitez dont vous
me venez d’entretenir, si excellentes en vn Ministre, qu’il me semble
qu’il meriteroit, les ayant, qu’on en fist vn Fauory.

L. G. SIRE, Ie ne suis point du tout de cét aduis ; L’esprit de
l’homme est vn vaisseau trop fresle, & trop petit pour receuoir en
mesme temps le secret & le cœur de son Maistre. Il est presque impossible
qu’vn seruiteur puisse estre moderé dans cette double puissance ;
& alors l’autorité Royale est en compromis, & presque impossible
aussi qu’auec le temps l’affection du Maistre ne deuienne
vne jalousie, & alors il est contraint de se priuer d’vn Ministre, qui
peut estre, luy estoit tres-vtile, s’il n’eust point esté Fauory, & d’vn
Fauory qui luy estoit tres agreable, s’il n’eust point esté sõ Ministre.

L. R. Vos raisons me rauissent : Qui estes-vous donc d’aduis
que ie prenne pour mon Fauory ?

L. G. Le plus vertueux ; & vous verrez alors les beaux fruicts
que produira cette glorieuse emulation de le deuenir. Ce sera vn
prix qui tiendra tous les vices de la Cour en eschec, & toutes les vertus
en exercice. Tout autre choix est indigne d’vn Roy. Les Rayõs
du Soleil se dissipent sur vn fumier ; ils n’en attirent que de la puanteur ;
mais sur vne matiere polie, sur le cristal, sur vn diamant ; c’est
en ce lieu-là qu’ils s’vnissent, & qu’ils font vne belle reflexion. Prenez-y
garde, SIRE, Ce choix est de consequence ; il n’y a rien de si
court ny de si petite estenduë que l’esprit d’vn sot, ny de si vaste que
sa conuoitise. Pour conclusion, qui choisit mal se des-honore, iusques
là qu’il fait de son Regne propre vn inter reigne en la suitte
des Roys.

-- 32 --

L. R. Pour éuiter cét inconuenient, n’ayons point plûtost de
Fauory.

L. G. Ie pense que c’est le meilleur. En effect, vn Fauory de peu
de merite fait honte à son Maistre ; vn Fauory d’vn merite éminent
luy fait ombrage ; l’esprit de l’homme estant si naturellement progressif,
qu’il ne s’en est iamais veu de si moderé qu’il n’ait fait de
son superieur son inferieur quand il a peu. Ie pense mesme que cét
Ange de lumiere qui ne demandoit que d’estre semblable, au Treshaut,
vouloit monter au dessus par ce degré, & que c’a esté la cause
de son precipice. Neantmoins parce que l’esprit se peut ennuyer de
la solitude de soy-mesme, au lieu d’vn Fauory ie serois d’auis que
V. M. fist quelques amis particuliers ; L’ame a quelquesfois ses obstructions
& ses defaillances ; il n’y a rien qui la soulage dauantage
ny qui luy donne vn plus grand calme, que la confiance d’vn amy
fidele, à qui nous pouuons en toute seureté faire part, de nos douleurs,
de nos ioyes, de nos craintes, de nos esperances, de nos
soings, de nos conseils, & generalement de tout ce qui nous blesse le
cœur. Choisissez-les de vótre aage, ou vn peu plus vieux. Car quoy
qu’vne grande difference d’aage ne rompe pas la societé, elle oste
neantmoins la priuauté, & parce qu’il y a des natures bien gluantes,
prenez-garde sur tout, qu’ils s’attachent plus à vous que vous à eux,
afin que la qualité de Maistre vous demeure auec celle d’amy. Vn
de vos predecesseurs qui a esté tres sage en vsoit ainsi.

L. R. Ie l’ay oüy dire, & qu’il ne se contentoit pas d’auoir des
amis, il auoit encor des amies. Estes-vous pas d’aduis aussi que ie
l’imite en cela ?

L. G. Quel conseil puis-je donner à V. M. touchant vne passion
où toute la nature est sujette ? & l’homme particulierement qui a
toujours quatre conduits ouuerts, à sçauoir, les deux yeux & les
deux aureilles, par où elle ne s’insinuë pas seulement dans le cœur,
mais elle y entre en triomphe, pour si peu de complaisance qu’on
puisse auoir pour elle. Neantmoins cette passion nous doit estre suspecte,
parce qu’elle est toujours vn sujet de Teatre, & qu’elle n’y
monte iamais que comme l’vne des Syrennes, ou comme l’vne des
Furies. Elle est toute hyperbolique, & ne peut mesme s’exprimer
qu’auec excez, pour monstrer qu’il n’y a rien en elle de moderé.
Enfin, SIRE, Le Sage nous apprend, qu’il est impossible d’aymer,
& d’estre sage.

-- 33 --

L. R. Le Sage que vous alleguez en a fait assez experience pour
en estre creu. C’est pourquoy ie voudrois bien que nous eussions
trouué quelque antidote à ce poison.

L. G. Le voulez-vous ?

L. R. Ie vous en prie.

L. G. Faites la fonction d’vn Roy, qui est de n’estre iamais oisif,
& ie promets à V. M. qu’elle estouffera en ce faisant le fils & la
mere, qui est l’Amour & l’Oisiueté. C’est vne passion d’vne ame
vuide qui a pour son object la beauté : & la beauté est vn estre volatil,
& qui n’a point de consistance : elle est plus fragile que le verre,
qui ne se casse point comme elle, sans qu’on le touche. Auant qu’elle
ait ses derniers traits de perfection, elle n’est point encores, &
les ayant, dés ce mesme moment elle décline. Pour se perdre elle
n’a besoing que d’estre. Elle ne se peut non plus fixer que le temps,
& nous ne pouuons faire aucun vœu pour la personne aymée, que
ce mesme vœu ne soit pour la ruïne de ce que nous aymons en elle.

L. R. Les Dames, mon Gouuerneur, ne vous sont gueres obligées
de l’opinion que vous auez de leur beauté : N’auez-vous point
de peur d’offencer vótre Maistresse.

L. G. Ma Maistresse a des qualitez plus belles que la Beauté
mesme : Mais à peine ay-je l’honneur d’estre conneu d’elle, & ie
n’oserois luy dire le long-temps qu’il y a que ie la sers, de peur de
luy reprocher son aage. Ie la supplie en ce lieu de me permettre de
reuenir à mon Maistre.

L. R. Vous me faites plaisir ; Et parce que vous m’auez dit que
l’Amour est vne passion d’vne ame vuide, ie vous prie de mayder à
remplir la mienne, & de me donner quelque idée generale de toutes
les dépendances de mon Estat.

L. G. Il est tres-juste, SIRE ; Pour cét effet il seroit à propos
qu’auant toutes choses V. M. fust instruite de toute l’estenduë de
son Royaume, de ses vieux & nouueaux confins, du nombre des
Prouinces qui le composent : de leur situation, des fleuues & des
riuieres qui en font la diuision, & que toutes ces Images differentes
fussent placées si distinctement en sa memoire, qu’il les peust toutes
voir, chacune en son lieu d’vne seule veuë d’esprit. En suitte de
cela, puisque le Clergé fait la premiere partie de son Estat, ie serois
d’auis que V. M. sceust combien il y a de Primaties en son Royaume :
combien d’Archeueschez sous chaque Primatie : & d’Eueschez
sous chaque Archeuesché : Combien d’Abbayes, quelle est leur situation,
quel est leur reuenu, qui sont les Prelats ou les Abbez qui
les remplissent, quelle est leur vie & leur reputation, quels sont les

-- 34 --

droicts qu’ils vous payent, & iusques où s’estend mesme le pouuoir
de la Iustice Ecclesiastique. Cela fait, il seroit à propos de faire vne
reueuë sur vótre Noblesse, & de voir combien vous auez d’Officiers
de la Couronne : combien de Ducs, combien da Mareschaux
de France, combien de Gouuerneurs de Prouinces, de Lieutenants
de Roy, de Gouuerneurs de places, de sous-Lieutenans : quels ils
sont tous, & par quels seruices ils sont arriuez à cét honneur. De là
V. M. doit estre informée des differentes armées qu’elle a sus pied :
des lieux où elles sont : qui en sont les Generaux, les Lieutenans
Generaux, les Mareschaux & Aydes de Camp. De combien de Regimens,
tant de cauallerie que d’infanterie chaque armée est composée :
qui en sont les Colonnels, les Mestres de Camp, les Majors,
les Capitaines ; quel est le deuoir de tous & le nom s’il se peut, &
particulierement de ceux qui auront fait quelque action signalée.
Elle aura soing aussi de se faire instruire de la marche, du logement,
& du campement d’vne armée : des differens ordres de Bataille,
selon la diuersité du nombre d’hommes ou de l’assiette des lieux : des
sieges des viures, des munitions de guerre, de l’Artillerie & de son
attirail ; du pouuoir du grand Maistre & du deuoir de ses Officiers.
Elle prendra connoissance en suitte de son Admirauté, du pouuoir
& la iustice de l’Admiral, de ses Officiers, des Ports & havres ; de
l’entrée des riuieres, des rades, des battures & dangers de ses costes ;
des Nauires, de leur fret, de leurs apparaux ; & generalement
de tout ce qui appartient à la Nauigation. Cela fait, elle remontera
à ses Conseils d’Estat & Priué, dont elle examinera le pouuoir, &
l’employ ; quel est celuy du Chancelier, des Conseillers d’Estat,
des Maistres des Requestes de son Hostel ; quel est celuy des Parlemens,
du grand Conseil, des Presidiaux, des Seneschaussées, &
generalement de toutes les iurisdictions subalternes. Elle prendra
connoissance aussi de son Domaine, de ses Finances, qui est celle
de toutes la plus importante ; Elle verra l’estat de tous les deniers
qui se leuent en son Royaume, par quelles mains ils passent, depuis
le Collecteur iusqu’au Tresorier de l’Espargne. Elle doit sçauoir aussi
quelle est la fonction de tous les Officiers de Finances, quelle est la
Iustice de la Cour des Aydes, des Tresoriers de France, des Maistres
des Comptes, des Intendans, & s’informer tres-exactement quelles sont
les charges du Royaume : quels sont les appointemens, les gages, & les taxations
de toute sorte d’Officiers generalement, tant grands que petits ; quelles
sont les pensions secrettes & connuës, & quelle est mesme la dépence de
sa maison Royalle. Elle se fera entretenir aussi du sujet de la rupture entre
les deux Couronnes ; quels sont les interests de tous les Estats voisins ; quels
sont les vôtres auec eux, quelles sont vos alliances ; Mais il n’y a que vos

-- 35 --

principaux Ministres, vos Secretaires d’Estat, & vos Ambassadeurs qui
vous puissent éclaircir de cette derniere connoissance.

 

L. R. Ce que vous me proposez est impossible. Comme se pourroit-il faire
que ie fusse instruit generalement au deuoir de chaque profession, & chaque
particulier ne l’est pas dans la sienne ?

L. G. Ce que ie vous propose n’est point au dessus de vos forces. Le feu Roy
vôtre Pere en a tres-bien seu la plus grande partie, & si par vne fausse politique
qui a mal reüssi à ceux qui l’ont euë, il n’eust point esté cillé, pendant
sa ieunesse, il eust sceu le tout en perfection. La Morale des Rois a cela de
particulier, Qu’ils ne se peuuent instruire du deuoir d’autruy sans apprendre
le leur. Cette connoissance leur donne vne entrée par tout, & leur découure
d’vne veuë certaine tous les defauts & tous les abus qui se commettent
en chaque profession. Cét aspect qui est direct est plus penetrant qu’vn aspect
de reflexion. L’œil d’autruy ne nous conduit iamais si bien que le nôtre.
En vn mot, SIRE, qui regne autrement, regne en aueugle. Il ne faut point
que la difficulté vous estonne ; les Principes de l’art de Grammaire où vous
allés entrer, sõt plus difficiles que ceux de l’art de regner ; ceux-cy ont en soy
quelques attraits, & s’il plaist à V. M. de se laisser conduire, on peut tenir vn
ordre par lequel l’idée de tant de choses differentes se formera dans son esprit
sans peine & sans confusion. Et c’est de ce premier crepuscule d’Estat que se
doit faire vn beau iour qui remplira de lumiere de vôtre entendement, de
gloire vôtre vie, & de benediction tous vos sujets.

L. R. Dites-moy, ie vous prie, Ne me faut il rien apprendre outre cela ?

L. G. Monsieur vôtre Precepteur qui vous peut enseigner luy seul la plus
grande partie des choses que i’ay dites cy-deuant, vous rendra meilleur
compte que moy de ce que vous me demandez ; Il a esté approché de V. M.
pour cét effect. Ie donneray seulement aduis à V. M. d’appliquer son esprit
aux connoissances solides, & de s’attacher beaucoup plus aux choses qu’aux
paroles. Les belles paroles & les pensées delicates sont productions d’vne
ame gentille à la verité, mais debile & d’vne foible complexion. Elles sont
d’vn si petit vsage dans les affaires, qu’il me semble que les lieux où se debite
cette subtilité pyramidale, sont plustost infirmeries d’esprits doüillets,
qu’assemblées de conuersation. Et quoy que cette façon de vie soit assez innocente
en soy, elle a neantmoins ce defaut de ne contribuer rien du tout au
bien general, auquel chaque particulier doit quelqu’autre chose que de
beaux mots & de belles pensées. Pour attraper vne belle pensée, il faut vne
longue attention, & cette attention decline souuent dans vne réverie. Icy
V. M. me permettra de toucher vn mal où ie crains qu’elle n’ait quelque inclination,
qui est de prendre plaisir de s’entretenir soy méme. Cét entretien
de soy-méme aux ieunes gens est vne absence, ou vn sommeil d’esprit qui fait
si i’ose vser de ce mot, vne parentese dans le cours de leur vie. Les personnes
âgées qui ont appris & veu beaucoup de choses, se peuuent entretenir eux-mémes
auec seureté, & former de la connoissance qu’ils ont du passé, vn raisonnement
interieur pour leur conduitte presente : Mais aux ieunes gens qui
sont sans experience, incapables encore de reflexion, on ne peut pas sans
danger leur permettre cette solitude d’esprit. Et non seulement cette solitude
d’esprit est dangereuse, il y en a encore vne autre qui l’est dauantage, qui
est le commence familier auec les gens de peu. C’est vn desert tout à fait sterile,
ou qui produit de si mauuais fruits que bien souuent vne vertu de valet

-- 36 --

est vn vice de Maistre. Et comme l’ame s’auilit auec eux, elle prend force &
vigueur, au contraire, auec les personnes de condition où V. M. se doit
plaire, & estre presque toujours en leur compagnie. Vôtre presence & la leur
vous obligent vous & eux, de ne rien faire qui soit indigne de vos conditions.
Et de cette assiduité de s’obseruer soy-méme, il se formera en vous & en eux
vne constante habitude au bien, & cette habitude produira les vertus solides
& essentielles, au lieu des apparentes & superficielles.

 

L. R. Qu’appellez-vous vertus apparentes & vertus essentielles ?

L. G. La fiereté, la seuerité, l’insensibilité, la dissimulation sont vertus apparantes.
La Force, la Iustice, la Temperance & la Prudence, sont vertus
essentielles, dont Mr. vôtre Precepteur vous dira mieux que moy quelle en
doit estre l’application. Ie me contenteray seulement de finir cét ouvrage par
trois ou quatre preceptes generaux, qui sont presque de toutes heures & de
toutes occasions.

L. R. Ie seray bien aise de les entendre, Quels sont-ils ?

L. G. Gardez-vous d’vne vaine complaisance de vous méme, c’est l’ameçon
des Rois ; & soyez asseuré que quiconque vous donne vne loüange à contre-temps,
ou qui ne vous est point deuë ; vous veut surprendre, & exiger de
vous vn salaire qu’il ne merite point.

Ne vous laissez point emporter à la cholere ; Celle d’vn particulier n’est
qu’vn feu folet, celle d’vn Roy est vn feu de foudre ; & pensez que vôtre cholere
ne peut descendre à vostre sujet, sans vous rendre son égal, & sans le
commettre auec vous.

Quand V. M. desirera quelque chose de son sujet de quelqu’autre, qu’elle
change de place auec luy, auant que de luy rien demander. Car c’est de ce lieu
là seul, & non pas de son Thrône que se doit prendre la iustesse de toutes ces
mesures.

Soyez tousiours plus soigneux d’auoir vne bonne qu’vne grande reputation ;
L’vne est tranquille & l’autre inquiete ; L’vne est comme le parfum, &
l’autre comme vn fumier remué. L’odeur d’vne charongne se répand bien
plus loin que celle d’vne cassolette. Sur tout, prenez-garde que ce parfum
d’honneur ne vous enteste point, comme ont accoustumé de faire toutes les
bonnes odeurs.

Que V. M. se souuienne, s’il luy plaist, à tous moments qu’il est homme, &
qu’il est icy-bas vn Vice-Dieu. L’vne de ces pensées moderera sa puissance,
& l’autre reglera sa volonté.

Pour Conclusion, Ie supplie tres-humblement V. M. & celuy qui aura
l’honneur vn iour d’estre vôtre Gouuerneur, dont ie ne suis qu’vn vain ombre,
de me pardonner si ie me suis seruy de leurs noms pour former vn si foible
raisonnement. Ie ne doute point que ie n’en aye abusé. L’vn de vous est
l’Oint du Seigneur ; & l’autre cette belle estoille qui doit conduire nostre
Prince au lieu d’où doit naisstre nostre salut. Au moins vous garderay-ie ce
respect, que vous ne sçaurez point de moy qui vous a fait cette injure, dont
ie fais dés à present la Penitence, par la honte que i’ay de voir vn Veteran s’eriger
en Autheur.

FIN.

A PARIS, De l’Imprimerie de la vefue COVLLON.

Sub2Sect précédent(e)


Fortin, Pierre (sieur de La Hoguette) [1650], CATECHISME ROYAL. , françaisRéférence RIM : M0_653. Cote locale : A_9_2.