Fortin, Pierre (sieur de La Hoguette) [1650], CATECHISME ROYAL. , françaisRéférence RIM : M0_653. Cote locale : A_9_2.
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CATECHISME
ROYAL.

LE ROY.

MON Gouuerneur, dites-moy, ie vous prie, Pourquoy est-ce
que tous ceux qui sont aupres de moy m’obeïssent ? Que les
Princes, les Ministres de mon Estat, les Officiers de ma Couronne ;
les grands, les petits, & indifferemment toutes sortes de personnes
ne s’approchent iamais de moy, que pour me complaire & faire ma
volunté, & qu’il n’y ait que vous seul qui me contraigniez de faire
la vostre ? Ne me deuez-vous pas autant de respect comme eux ?

LE GOVVERNEVR

SIRE, Auant que de répondre à Vostre Majesté, ie la supplie
tres-humblement de me permettre de luy demander, si quand elle
commença de marcher, elle n’eust point eu aupres d’elle quelque
personne fidele, pour la soûtenir & pour la conduire, elle n’eust pas
bronché souuent, & tombé, peut-estre, dans quelque lieu dãgereux ?

LE ROY. Il est vray que si quelquesfois mes femmes ne m’eussent
soûtenu malgré moy, & osté la liberté d’aller où ie voulois, ieusse
souuent couru fortune de me blesser.

LE GOV. Vous voyez donc, SIRE, que la resistance qu’on vous a
faite en vous empêchant d’aller où vous vouliez vous a garanty de
plusieurs cheutes, & qu’elle estoit plûtost vne conduite de vos pas,
qu’vne contrainte de vôtre volunté.

L. R. Ce que vous dites est vray ; mais que voulez-vous inferer
de cela ?

L. G. Ie veux dire, SIRE, que Vostre Majesté estant composée
de corps & d’ame, & qu’ayant eu l’honneur d’estre approché d’elle,
pour la conduite des premieres alleures de vostre ame, comme vos
femmes l’ont esté pour celles de vostre corps, i’espere qu’en vous
representant quelquefois de faire plustost ma volunté que la vostre,

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iusques à ce que V. M. soit en âge de faire elle-méme vne veritable
distinction du bien & du mal ; elle me sera obligée quelque iour,
quand elle aura reconnu de combien de cheutes d’esprit ie l’auray
garantie, qu’elle eust faites infailliblement, si elle eust esté abandonnée
à sa propre conduite. De plus, Vôtre Majesté void bien combien
est respectueuse la contrainte dont on se sert, quand elle resiste
aux choses qu’on desire d’elle, on la flate au commencement, on la
supplie ; & la plus grande violence qu’on luy fasse, est de la menacer
de se plaindre à la Reine de sa desobeïsance.

 

L. R. Certainement ie reçois vn extréme plaisir d’entendre ce
que vous dites, & ie ne vous auois iamais consideré que comme vne
personne que ie deuois craindre : mais à present que ie suis informé
de la douceur de vos sentimens, & que ie suis des abusé que ce mot
de Gouuerueur soit vn nom facheux, ie ne veux plus vous regarder
que comme vn fidele & amiable surueillant de mes actions.

L. G. Toute personne qui a esté choisie pour l’instruction de la
ieunesse, de quelque condition qu’elle soit, se doit plûtost considerer
comme vn guide de son disciple, que comme ayant vne puissance
absoluë de le commander ; toute sa force doit estre en sa parole,
& ainsi il seroit tres à propos d’oster de l’vsage commun cette
insolente qualité de Maistre, qui suppose en celuy à qui on la donne,
vn pouuoir tyrannique, & en son Disciple vne obeïssance seruile.
Le châtiment de la main n’est propre que pour la beste, la parole &
le raisonnement est la vraye discipline de l’homme, Il le faut instruire
en luy faisant connoistre ce qu’il faut faire, & ce qu’il faut
laisser ; & n’employer pas l’action du dernier de nos sens, qui est le
toucher, pour faire ce qui n’est deu qu’à la plus belle partie de l’ame,
qui est l’entendement, On se sert du bâton & du foüet en la Galere
& au Manege, pour tirer du corps ce seruice qu’on en desire : mais
de frapper le corps pour les fautes de l’ame, c’est plûtost (ce me
semble) l’irriter que l’instruire. L’ame a vn chastiment plus doux
& plus effectif, qui est la honte, qui sans la troubler que d’vne honneste
pudeur, luy donne le temps de faire reflexion sur la faute
qu’elle a faite, & on se doit plûtost seruir de cettui ci, qui rameine
l’esprit à foy, que de l’autre qui le desespere. Ce n’est pas qu’il ne se
rencontre quelquefois des natures revéches & incorrigibles, par la
honte : A ceux-là, puis qu’ils tiennent de la nature des brutes, on ne
leur fait point de tort de les traitter en bestes, & de leur faire sentir

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la verge à bon escient, pour essayer si ce chastiment ne fera point
fur eux le méme effet que produit la honte sur les ames dociles.

 

L. R. Mon Gouuerneur, ce que vous venez de dire est absolument
selon mon sens, & il est tres-certain qu’il ne faut point esperer
de tirer party de moy par la force ; il me souuient à ce propos, que
quand i’apprenois à aller, ceux qui m’aidoient doucement à marcher,
me faisoient bien plus faire de chemin, & me soulageoient
bien dauantage que ceux qui me traisnoient apres eux ; & ie pense
méme qu’à peine aurois je sceu maintenant faire l’assemblage de
mes lettres, si i’auois esté traitté rudement de mon Precepteur : &
pour vous témoigner combien m’est agreable cette façon d’agir
auec moy, me voila prest d’apprendre toutes les choses dont vous
jugerez que mon enfance sera capable : Mais n’est-ce point vn peu
trop tard ?

L. G. SIRE, On ne peut trop tost commencer de donner des instructions
à Vostre Majesté : Nos Rois sont sages auant le temps ;
ils sont majeurs à quinze ans, & leurs sujets ne le sont qu’à vingt-cinq.
C’est pourquoy on ne peut de trop bonne heure entretenir
V. M. des choses qu’il est à propos qu’elle sçache, & comme les paroles
de vos Nourrices, & des femmes qui estoient aupres de vous,
comme vous estiez encores dans le berceau, ont formé vostre langage
par la coutûme de les ouïr, sans qu’il ait paru que vous leur
ayez presté aucune attention, ainsi en discourant auec vous, & en
vostre presence, quelles doiuent estre les mœurs d’vn grand Prince,
il se formera insensiblement en vostre esprit, vne idée de vostre
deuoir, & vous deuiendrez si sage, méme à vostre desceu, qu’on aura
de la peine à découurir qui sera le puisné en vous, de l’vsage ou
de la connoissance que vous aurez des vertus. Et dautant qu’il est
question de vous instruire, & que nous sommes toûjours plus intimes
& plus proches à nous mémes, que nous ne le sommes aux
choses qui sont hors de nous, il est à propos (ce me semble) que la
premiere découuerte de nostre entendement, commence par la
connoissance de ce que nous sommes : Et ainsi V. M. sçaura, s’il luy
plaist, que vous estes homme, que vous estes Chrestien, & que vous
estes Roy : Que comme homme vous auez vnion auec toute la nature
humaine, qui vous faisant entrer auec elle en la communauté
de tous les biens, & de tous les maux où elle est sujette, vous doit
rendre humain & traittable auec tout autant d’hommes qu’il y en

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a dans le monde. Vous y estes entré nud comme eux, sujet comme
eux au froid, à la faim, à la soif, aux maladies, aux blessures, & à toutes
les infirmitez & passions humaines ; & de cette societé de miseres
doit naistre vne compassion respectiue, qui produise entre vous
& eux vne mutuelle bien-veillance : & c’est la premiere alliance
que vous auez en qualité d’homme auec toute la nature humaine.
Mais outre tout cela, SIRE, vous y en ayez encore vne autre, quoy
que de moindre estenduë, qui vous lie bien plus estroitement auec
tous ceux qui portent comme vous le nom de Chrestien. En cette
qualité vous deuenez le frere de tous ceux qui sont reünis auec vous
par la foy sous vne Mere commune, qui est l’Eglise, & cette alliance
qui est entre vous & eux, n’est point vne alliance de la chair, c’est
vne fraternité contractée au Sang de IESVS-CHRIST, qui vous doit
embraser d’vn excez d’amour & de charité enuers tous les fideles,
dautant plus que V. M. porte le nom de Tres-Chrestien, c’est à dire
de Chrestien au souuerain degré, & les autres ne le portent que de
Chrestien simplement. Outre que vous estes homme, & que vous
estes Chrestien, vous estes Roy, c’est à dire que vous estes le premier
de vôtre Royaume, & l’image visible de Dieu dans toute son
estenduë : En cette qualité V. M. doit prẽdre garde de ne faire point
vn mauuais crayon d’vn si saint & si adorable original : car il est en
vôtre puissance de vous faire semblable ou dissemblable à Dieu, selon
vos vices, ou selon vos vertus. Les Loix de vostre Estat ont tant
de conformité auec les Loix diuines, que qui obserue les vnes obserue
les autres. Toutes deux veulent que tous vos Sujets vous respectent
& vous obeïssent ; elles veulent aussi que vous les gouuerniez
en bon Roy : Car comme la bonté est inseparable de Dieu, elle le
doit estre aussi du Roy qui le represente, Portons cette consideration
plus auant, & sçachons de Vôtre Majesté qui vous a fait homme ;
qui vous a fait Chrestien, & qui vous a fait Roy ; est-ce vous
méme, ou quelque autre ?

 

L. R. C’a esté le feu Roy mon Pere & la Reine ma Mere.

L. G. Et le feu Roy qui l’auoit fait Roy ?

L. R. Le Roy son Pere.

L. G. Et ce pere vn autre pere ; ainsi ce discours iroit à l’infiny de
de pere en pere, si nous ne nous arrestions à vne premiere cause :
qui est Dieu, qui n’a pas fait les hommes & les Rois seulement,
mais qui est le Createur vniuersel de toutes les choses qui sont au

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monde : & chaque creature est obligée de le reconnoistre comme
son Auteur, selon le degré de perfection qui est en elle, Sur ce fondement,
voyons, s’il vous plaist, ce que Dieu a fait pour vous, afin
que vous vous efforciez de mesurer vôtre reconnoissance enuers
luy selon ses graces. Premierement, il vous a donné l’estre quand
on n’esperoit plus de Dauphin, & il s’estoit fait vne si longue pause,
en la benediction attenduë du mariage du feu Roy, qu’on pourroit
dire que Dieu a serui de pere & de mere en vostre naissance miraculeuse.
Il vous a fait homme, vous pouuant faire vn formy, &
moins encores ; & non pas homme seulement, mais le plus bel Enfant
qui soit au monde, vous pouuant faire le plus defectueux. Il
vous a fait Chrestien, vous pouuant faire infidele : Il vous a fait
Roy, vous pouuant faire Sujet, & le moindre de tous ceux qui sont
vos Sujets : & pour comble de benediction, le feu Roy vótre Pere
n’a pas eu plûtost les yeux fermez, que vous n’ayez esté dans le méme
instant proclamé Roy par vne acclamation generale de tout
vos Sujets, sous l’anguste Regence de la Reine vostre Mere, &
qu’vn jeune Prince de vostre Sang n’ait asseuré vostre Estat, par le
gain de deux signalées batailles, & par la prise de deux villes ; qui
sont les clefs de l’Empire, & qui vous ouurent le chemin pour y pretendre ?

 

L. R. Il est vray, mon Gouuerneur, que ie dois à Dieu toutes ces
choses : mais ie ne pense pas qu’elles doiuent apporter de la diminution
aux obligations que i’ay à la Reine ma Mere.

L. G. SIRE, L’obligation que vous luy auez est si grande, qu’ayãt
esté la seconde cause des graces que vous auez receuës de Dieu, en
vous faisant hõme, Chrestien & Roy ; (car sans elle vous ne seriez
rien de tout cela) i’oseray dire à V. M. que vous ne pouuez produire
enuers Dieu nul acte de reconnoissance qui luy soit plus agreable,
que d’aimer, honorer, & seruir la Reine vostre Mere ; outre que
vous estes son Fils, vostre education, qui est l’ouurage de ses soins
& de son amour, luy acquiert encore sur vous vne filiation spirituelle.
Le commandement d’aimer son prochain comme soy-méme
est vne loy de Nature entre le fils & la mere, lesquels estans composez
de méme chair, de méme sang, & de mémes esprits, &
n’ayans respiré qu’vn air commun l’espace de neuf mois, troubleroient
la conduite du monde, si cette estroite liaison se relaschoit.
Aussi ne voyons-nous point qu’il y ait eu de commandement expres

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aux peres d’aimer leurs enfans, & aux enfans d’aimer leurs
peres ; il est dit seulement, Honore ton pere & ta mere : Dieu nous
ayant voulu designer en ce Commandement, que nous leur de võs
respect, comme estans icy bas les Images visibles de sa puissance
inuisible dans la creation Et en ce lieu, SIRE, je prendray la liberté
de dire à V. M. que les Princes de vótre Sang & de l’Eglise, qui en
composent le Ministere, & qui sous la sage direction de la Reine
vótre Mere, & sous vótre vótre minorité, sont en quelque sorte les
Tuteurs de vostre Estat, doiuent estre compris en ce Commendement.
Mais à quoy resue vostre Majesté ?

 

L. R. Ie ne resue point, mon Gouuerneur, cela seroit honteux à
vn Enfant : mais je fay en moy-mesme vne reflexion sur tout ce
que j’ay oüy de vous, qui est si conforme à mon petit raisonnement,
quoy qu’encore imparfait, que je me sens emporté dans vos propres
sentimens, comme si vostre esprit & le mien n’avoient qu’vne
mesme impulsion. Il est si naturel qu’vn homme aime vn autre
homme, vn Chrestien vn Chrestien, & vn Roy son Sujet : Qu’on
revére celuy qui est nostre Createur ; Qu’vn Roy qui veut estre
obey de son Sujet, obeïsse à Dieu, qui est son Roy : Qu’vn fils &
vn pupille honore son Tuteur & sa Mere : qu’en vain on m’ordonneroit
le contraire de toutes ces choses-là, tant elles me semblent
justes & conformes à l’equité naturelle. Et pleust à Dieu que vous
m’eussiez allegué quelques raisons aussi pressantes touchant l’amitié
fraternelle, de laquelle il me semble que Dieu n’ordonne rien.

L. G. SIRE, Comme il ne commande point aux peres & aux
enfans de s’entr’aimer, parce que la Nature le détermine assez
d’elle-mesme, & ce deuoir mutuel ; aussi n’ordonne-t’il rien sur
l’affection des freres. Ils ont vn principe commun de leur estre, qui
est le pere & la mere : Ils naissent de mesme champ, de méme graine :
ils sont composez d’vne méme chair, d’vn méme sang, & de
mémes esprits ; & par consequent ils ne doiuent auoir qu’vne mesme
volonté ; autrement l’ordre de Nature seroit perverty : joint
aussi que sans cette vnion fraternelle, la pluralité des enfans, qui est
vne benediction dans l’Escriture, feroit vn mensonge de la parole
de Dieu, & deuiendroit vne malediction. Et certes nous voyons
vn exemple inuincible de la necessité de l’amour fraternel en la
composition de l’homme, dans la fabrique duquel nous voyons
que les deux yeux, les deux aureilles, les deux mains, les deux pieds

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sont freres & sœurs ; & que si l’vn d’eux refuse à l’autre son concours,
ils demeureront tous deux sans action. Par exemple ; Si les
rayons des deux yeux ne se determinent ensemble à quelque object
certain, ils ne voyent rien : Si les aureilles ne s’arrestent toutes
deux à vn mesme son, elles perdẽt la faculté d’en faire la distinction
d’avec les autres sens : Si l’vne des mains refuse à l’autre son secours,
leur seruice divisé demeure imparfait : Et si l’vn des pieds
veut aller en arriere, & l’autre avant, il faut alors de necessité que le
corps demeure immobile. Ainsi vous voyez, SIRE, que toutes les
actions du corps & de l’esprit de l’homme sont toutes suspenduës
& engourdies pour leurs fonctions ordinaires, si ces organes doubles,
qui sont freres & sœurs, ne sont en bonne intelligence les vnes
avec les autres.

 

L. R. Toutes ces raisons sont belles, & assez bien imaginées ; &
neantmoins j’ay oüy dire, que la premiere discorde qui a jamais
esté au monde, commença entre deux freres, & que Caïn tua Abel
son frere.

L. G. C’est vn mystere de la Bible, lequel outre la verité Historique,
peut estre pris pour vn symbole de l’homme sensuel, qui tient
souvent l’homme spirituel à la gorge. Quand il se trouue quelques
exemples d’vn pareil déreglemẽt, ils sont si rares, qu’il les faut considerer
comme vne extravagance de Nature, ou cõme vne dissonance
de l’harmonie de l’Vnivers : & la memoire de ces choses-là
se devroit supprimer entre les hommes, comme on estouffe les
monstres en leur naissance.

L. R. Ah mon Gouverneur ! que je suis satisfait de ce raisonnement,
& que je vous suis obligé de me des-abuser de la creance où
j’estoit, que mon Frere pourroit auoir quelque jalousie contre moi,
de ce que je suis son Roy & son aisné. Ce soupçon estoit cause que
j’estois toûjours en garde contre luy, croyant que ce nom de Roy
& d’aisné, qui me donnent rang au dessus de luy, le fussent de divorce
entre nous, malgré l’alliance du sang.

L. G. Abus, SIRE, ce nom de Roy est plûtost vn nom de respect
que de crainte ; & ce nom d’aisné plûtost vn nom de soin que
d’oppression, ce qui doit donner quelque familiarité à Monsieur
vôtre Frere auec vous. Et comme on n’a jamais veu la main gauche
s’offenser contre la droite, pour n’avoir autant de force qu’elle,
ny pas vn des doigts se revolter contre le poulce, pour estre le Roy

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de la main ; & que nous voyons au contraire vne conspiration de
deux mains, & de tous les doigts avec le poulce pour leur service
commun : Tout de mesme V. M. ne doit rien attendre de Monsieur
son Frere, qu’vne obeïssance tres-humble, & vn concours de son
affection & de ses services, pour le maintien de son Estat, dont il est
la seconde Colomne. Les Poëtes en la fable d’vn homme à cent
bras, & d’vn autre à trois corps, nous ont voulu designer en cette
belle fiction vne image veritable de la force invincible de l’amitié
fraternelle. Apres tout, c’est le premier Prince de vôtre Sang ; &
en cette qualité V. M. sçaura qu’il est comme vn ostage de la seureté
de vôtre vie, à laquelle on attentera bien moins estans deux,
que si vous estiez seul, & cela luy suffise pour l’aimer.

 

L. R. Il est juste, & je vous proteste que je le veux aimer de
tout mon cœur : mais je vous prie aussi de luy faire entendre ce que
vous me venez de dire touchant l’amitié fraternelle, afin qu’il me
soit vn aussi bon frere comme je veux estre le sien.

L. G. Il est déja si bien instruit en cette belle leçon, qu’estant
vôtre Frere, il vous appelle son petit Papa, pour marque de l’obeïssance
qu’il vous doit ; & pour exiger aussi de V. M. par cette soûmission
vn amour de Pere, & vne tendresse de Frere tout ensemble. En
effet, sa grandeur n’est qu’vne dépendance de la vôtre, & le respect
qu’on luy rend, qu’vne reflexion de celuy qui vous est deu. V. M.
se peut asseurer, qu’il n’abusera point des auantages qu’il a d’estre
vôtre Frere. Tant y a, SIRE, qu’il me semble qu’il ne manque plus
rien à vôtre felicité : vous auez vne Reine pour Mere, vn Royaume
pour heritage, dont vous estes la premiere Personne, & vn Frere
pour son appuy. Croyez-vous auec cela qu’il manque quelque
chose à V. Majesté ?

L. R. Non pas que je sçache.

L. G. Si la teste disoit, Ie suis la Reine du corps, j’ay de l’entendement
pour raisonner, & des yeux pour me conduire ; & qu’elle
refusast le ministere des mains qui luy sont inferieures, est il pas
vray qu’il se trouueroit bien souuent du desordre en cette teste ?

L. R. Il y a bien de l’apparence.

L. G. Par la mesme raison, SIRE, quoy que V. M. soit la teste
de son Estat, & que vôtre Conseil en soit les yeux ; si elle estoit privée
du service de ses Domestiques, qui font l’office des mains, elle
se trouveroit souvent bien empeschée.

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L. R. Il est tres-certain.

L. G. Vous voyez donc que vos Domestiques font vne partie
de vôtre felicité : mais certes comme la main doit estre la plus nette,
& la plus adroite de toutes les parties du corps, il faut aussi que
ceux qui sont employez au seruice de sa Maison, & particulieremẽt
de sa Chambre, ayent toutes ces qualitez : car en effet ce sont vos
sur-veillans, & en quelque sorte, les depositaires de vôtre Persõne.
Leurs charges sont de telle consequence, que je ne puis comprendre,
comme il a esté possible de les rendre venales ; & que les Rois
vos Predecesseurs ayent souffert cette simonie d’Estat : Mais puis
que la chose est en vsage, & qu’on n’en a point encores veu reüssir
aucun mauuais effet, peut-estre y auroit-il maintenant autant de
mal à la changer, qu’il y en a eu autresfois à l’introduire. Tout ce
qu’il y a à faire en ce rencontre, est de donner auis à V. M. de n’y
admettre personne, non plus qu’on a fait par le passé, qu’il n’ait toutes
les qualitez requises à vn employ de telle importance. Le linge
qui vous touche à la peau, doit estre le plus blanc, le plus net, & le
plus cõmode de tout ce que vous avez sur vous. Ceux qui assistent,
& qui vous seruent d’ordinaire à vótre lever, & à vótre coucher, &
qui commandent au seruice de vótre Chambre & de vótre Garderobe,
doivent estre les plus purs, les plus affables, & les plus avisez
de tous vos Domestiques. Et cõme le mesme linge qui vous touche
la peau, en cache & nettoye doucement toutes les impuretez, il faut
aussi que leur discretion cache vos fautes, & qu’ils ayent vne prudence
detersive qui les essuye, sans vous blesser. V. M. se dépoüille
en leur presence de Sa Majesté, ils voyent vne partie de vótre ame
à nud, comme vne partie de vótre corps, & par l’assiduité de leur
presence & de leur seruice, ils acquierent aupres de vous vne confidence
que vous ne pouuez empescher. Enfin, SIRE, c’est avec
eux que se fait la premiere digestion de vos mœurs, qui ne peut
estre imparfaite, que toutes les autres actions de vótre vie ne s’en
ressentent : cela estant, il me semble qu’il est absolument necessaire
que les premiers Officiers de la Chambre & de la Garderobe ayẽt
vne eminente vertu, & que les seruices qui s’y feront soient rendus
par des hommes sages, discrets, & avisez.

L. R. Veritablement je me trouue surpris de tout ce que vous
me dites, ayant toûjours creu que pourueu que ceux qui sont de ma
Chambre, fussent adroits de leurs mains, & que mon œil fust satisfait

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de leurs personnes, je le devois estre de leur service : mais vótre
raisonnement me fait concevoir qu’ils ont encores besoin de quelques
qualitez plus essentielles. En effet il y a bien de l’apparence,
que quand les vices qui aiment l’ombre & le cachot, ne trouveront
point de retraitte en ma Chambre, ny de complices parmy les
miens, ils ne me feront pas grand mal. Mais vous ne me dites rien
de mes Enfans d’honneur, qui doiuent estre de mes exercices &
de mes plaisirs ?

 

L. R. SIRE, Estans issus de sang illustre, & ayans l’honneur
d’estre admis en cette glorieuse societé, qui les rend en quelque sorte
vos compagnons, je ne me puis imaginer qu’il ne se forme entr’eux
vne honneste emulation à qui deuiendra le meilleur ; & ainsi
je ne disois rien d’eux à V. M. comme estant asseuré de leur vertu.
Neantmoins parce qu’il est cõme impossible, qu’il ne se rencontre
quelqu’vn de vicieux en cette illustre Compagnie, je serois d’avis
que leurs fautes legeres fussent punies par vne honte legere ; celles
qui seroient vn peu plus importantes, par vn exil d’vn jour ; & les
pechez d’habitude qui sont incorrigibles & contagieux, par vn
éloignement de vótre presence, dont l’arrest fust irrevocable, qu’il
n’y eust vn amendement manifeste.

L. R. Et quoy ! si j’aime celuy qu’on voudra éloigner, seray-je
obligé de le permettre ?

L. G. SIRE, Si vous l’aimez, infailliblement il vous aimera, &
vous aimant, il quitera son vice, qui est la peine de son éloignemẽt ;
& s’il ne le veut point quitter, il vous fait voir qu’il aime mieux son
vice que vous ; & par cette preference de son vice à V. M. il se rend
indigne de l’honneur de vostre affection.

L. R. Et moy je me rends à la force de vos raisons, & consens
de bon cœur, que tout vicieux (quelque inclination que je puisse
avoir pour luy) soit privé pour jamais de l’honneste societé de mes
exercices & de mes plaisirs, s’il ne s’amende.

L. G. C’est bien dit, S’il ne s’amende ; il est juste que la disgrace
qu’il aura encouruë cesse auec sa cause, & quiconque surmonte la
depravation de sa nature, pour s’accommoder à la bonté de la vôtre,
luy tesmoigne plus de respect & d’amour en la violence qu’il
se fait, que s’il eust esté naturellement vertueux.

L. R. Dites moy, je vous prie, qu’appellez vous vertu ?

L. G. Ie n’oserois vous la dépeindre des couleurs de l’Escole,

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de peur qu’en vous la faisant voir triste, severe, & renfrongnée, elle
ne vous fust plûtost vn sujet d’auersion que d’amour. Ie la conçois
sous vn visage plus doux, & qui est (ce me semble) son vray pourtrai,
à sçauoir que la vertu est vne constante & gaye application de
toutes nos actions au bien : Constante, parce qu’il ne faut jamais
qu’elle varie : Et gaye, parce que toute action libre l’est. En vn
mot, la vertu & l’innocence ne sont qu’vne mesme chose : & puis
que la saison de nótre vie la plus innocente est la plus enjoüée, il
faut que nótre vertu luy ressemble, ou pour le moins que la gayeté
soit vn assaisonnement de ce qu’il y a de plus austere en la pratique
des vertus : & vn tesmoignage de ce que je dis, c’est que celuy de
tous les hommes qui a esté jugé par l’Oracle auoir esté le plus sage
& le meilleur, a esté le plus enjoué.

 

L. R. Cela va le mieux du monde, je pensois que mes plaisirs
deussent auoir leurs heures reglées : mais à ce conte-là on se peut
réjouïr en toutes occasions, & en l’exercice mesme des plus austeres
vertus.

L. R. Oüy, SIRE, on le peut ; & tout au contraire le vice n’est jamais
sans douleur : le cœur ne s’enflamme jamais de colere, sans
quelque palpitation : l’œil ne menace jamais, ny la bouche, sans faire
quelque mouuement conuulsif : la main ne frappe point, qu’elle ne
souffre vn contre-coup. En toutes ces actions il y a de la douleur :
de sorte qu’on peut dire, que le vice & la douleur sont deux bessons,
dont le vice naist le premier, & la douleur la derniere. Mais je m’écarte
vn peu de mon sujet, qui est de traitter des conditions que doiuent
auoir les Officiers de vótre Maison Royale ; & particulierement
ceux qui ont l’honneur d’estre auprés de vous. I’ay parlé de
ceux qui seruent & qui commandent à vótre Chambre, & de ceux
qui sont receus en la societé de vos plaisirs & de vos exercices.

L. R. Il est vray ; mais vous ne m’auez rien dit des plus grands
de mon Royaume ?

L. G. SIRE, Les Princes, vos Ministres, les Officiers de vótre
Couronne, les Gouuerneurs, les Prelats, sont Personnes acheuées,
d’vn aage meur, d’vne naissance illustre, & éleuées aux plus grandes
charges de vótre Estat par leur merite. Ce sont Personnes de grande
suite, de grand lustre, & de grand éclat, qui n’approchent jamais
de vous qu’auec vn extréme respect. Enfin, SIRE, comme tous les
dehors en sont beaux & magnifiques, Vótre Majesté se peut asseurer

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qu’estans aupres d’elle ils n’exposeront jamais en veuë que ce qu’ils
ont de plus brillant & de plus beau. Ainsi V. M. se doit plaire avec
eux, & estre en seureté en leur compagnie : Leurs vertus ayderont
les vótres, qui seront si grandes vn jour, que vous ferez connoistre
à tout le monde, que la qualité de Roy que vous portez, vous
est encores mieux deuë par les Loix de vôtre merite, que par
celles de vôtre Estat.

 

SECONDE PARTIE.

LE ROY.

IVSQVES icy i’ay esté instruit de ce que ie suis, de ce que ie dois à
Dieu, à la Royne ma Mere, & à mon Frere : & quelles doivent
estre les mœurs & les conditions de ceux de ma Maison ; C’est m’avoir
enseigné le devoir d’vn bon Fils, d’vn bon Frere, & d’vn bon
Pere de famille seulement ; Mais il me semble que le devoir d’vn
Roy est de plus grande estenduë, & que ie ne dois pas avoir moins
de soin de tous mes Sujets en general, que de tous mes domestiques ?

LE GOVVERNEVR.

Il est vray, SIRE, que c’est vne belle chose qu’vne Couronne ;
mais elle est d’vn grand poids, & d’vn extréme soin à qui la veut
dignement soûtenir : Et puis que Vótre Majesté est appellée de
Dieu à ce grand & penible employ, & qu’elle veut sçavoir quel est le
devoir d’vn bon Prince envers ses Sujets : nous les prendrons par
ordre, afin qu’elle voye, comme dans vn tableau, toutes les parties
de son Estat, & qu’elle connoisse plus distinctement quel est le
devoir d’vn chacun, & quel est le sien aussi, pour le gouvernement
du total. Pour entrer en matiere, V. M. me permettra, s’il luy plaist,
de luy demander ; Si on n’a pas commencé de l’honorer dés le moment
de sa naissance ; & si dés ce mesme instant il n’a pas esté consideré
de tous les Sujets du Roy, quoy que viuant encor, comme
s’il eust esté admis déja en la societé du gouvernement ?

L. R. Il me semble, qu’estant Fils du Roy, & designé en qualité
de Dauphin pour succeder à la Couronne, les Sujets de mon

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Pere eussent cõmis vne extréme irreuerence de ne me pas honorer ?

 

L. G. Et qui les obligeoit à ce respect, SIRE ?

L. R. Les Loix de l’Estat, comme ie croy.

L. G. Et apres la mort du Roy, qui fut cause de cette acclamation
publique en vótre faveur, & de ce concours vniversel de touvos
Sujets, pour vous faire le serment de fidelité ?

L. R. Ce furent aussi les Loix de l’Estat.

L. G. Qui fut cause encores que dans toute l’estenduë de vótre
Royaume, il n’y eut pas vn seul homme qui ne vous reconnust volontairement
pour son Roy, sans vous avoir jamais veu ? Qu’on ne
se soit point apperceu dans les affaires qu’il y ait eu d’inter-regne,
ny de surseance en l’Estat, d’aucune expedition de guerre, ny de
Iustice ?

L. R. Ce furent encore les Loix de l’Estat.

L. G. Il est vray, SIRE, que ce furent les Loix de l’Estat ; mais
d’où leur peut venir cette force & cette majesté, d’inspirer en vn
moment dans vn million d’ames, vn consentement si vniforme
d’obeïr à vn Roy mineur, & qu’il semble qu’vn chacun de vos Sujets
en son particulier, ait eu vn Heraut interieur pour luy faire ce
commandement ?

L. R. Ce que vous me dites est digne de consideration, & merite
bien qu’on en rechercher la cause.

L. G. SIRE, Elle est toute trouuée, c’est vn effet de la Religion
dont la lumiere agit dans nos ames, avec la mesme actiuité que celle
du Soleil dans nos yeux ; & la mesme Religion qui nous apprend
l’adoration de Dieu, sans le voir, nous commande l’obeïssance
d’vn Roy, qui est icy bas son Image, sans le connoistre. C’est par
elle en effet que subsistent les Loix fondamentales de vótre Estat,
& le seul respect qu’on luy porte, fait le ralliement de toutes nos
volontez sous la puissance d’vn seul. Ainsi V. M. peut juger combien
elle est interessée au maintien du Saint Siege Apostolique, de
ses Cardinaux, & de tous les Ecclesiastiques de son Royaume, qui
sont les depositaires & les Ministres d’vne doctrine, qui sous vn
mesme devoir nous apprend à vous obeïr, & à craindre Dieu tout
ensemble. Sur tout elle doit prendre garde tres soigneusement,
qu’il n’arrive aucun trouble, ny aucune innovation dans l’Eglise.
Les siecles passez nous ont fait voir combien leur a esté funeste la
reformation pretenduë qu’on y voulut faire. En vn mot, qui fait

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Schisme en la creance, l’introduit en la fidelité qui est deuë au
Prince. Et sur ce sujet, ie ne sçay s’il ne seroit point à souhaitter,
qu’on fust plûtost demeuré dans l’vsage ordinaire de la Penitence,
quoy que peut-estre plus indulgent qu’il n’a esté en d’autres siecles,
que d’avoir voulu faire reuiure vne ancienne pureté, tres-parfaite à
la verité ; mais incompatible avec la pratique des derniers temps.
Cette vieille nouveauté nous fait assez voir par la des-vnion qu’elle
a causée, que les semences en sont dangereuses, & les injurieux
Escrits qui se sont faits de part & d’autre sur ce sujet, tesmoignent
assez nótre peu de charité ; & qu’on n’est pas moins touché de l’amour
de son opinion, que du zele de la Maison de Dieu : Et ainsi
j’estime qu’il seroit tres-à-propos d’inter dire l’encre & le papier
sur cette matiere.

 

L. R. Dites quelque chose de plus rude : car puis qu’il y a relation
des Loix de mon Estat aux Loix diuines, qui trouble les vnes ou
les autres, est également criminel de leze Majesté, & partant il
merite d’estre chastié.

L. G. SIRE, Nótre zele au service de Dieu doit estre pur & net :
Il se doit allumer au feu de charité, & non pas au flambeau des Furies.
Nous avons veu par experience que l’Heresie a pris plus de
vigueur dans l’effusion du sang de ses Martyrs pretendus, que dans
la force de la predication. C’est vouloir faire descendre le Saint
Esprit sous la forme d’vn Vautour, ou d’vn Corbeau, & non pas
sous celle d’vne Colombe. Enfin la colere de l’homme n’a jamais
satisfait à la Iustice de Dieu, qui n’est que douceur & mansuetude.
L’huille dont on vous oinct en vótre Sacre, vous apprend que les
conseils d’vne Teste Sacrée ne doivent pas estre violents Ainsi tout
esprit inquieté de la demangeaison d’escrire, sera puny suffisamment
quand on l’interdira de papier & d’ancre.

L. R. Mais dites-moy ie vous prie, ne peut-on point commettre
aucunes fautes contre la Religion, qui meritent la mort ?

L. G. Tout Athée qui fait profession ouverte de son Atheïsme,
& tout Libertin dogmatique qui veut impugner publiquement la
verité de la Religion Chrestienne, qui est la Religion de l’Estat, la
merite : non pas tant à cause de son impieté, de laquelle Dieu se
peut venger luy-mesme sans qu’on luy ayde, que parce qu’il semble
accuser de bestise & d’ignorance nos saintes Loix, qui sont le
lien de la seureté publique, & vouloir introduire au lieu d’elles, l’Anarchie

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de ses mœurs en la police des hommes. La Foy veritablement
est vn don de Dieu, il ne l’a pas qui veut ; mais la discretion
de ne pas condamner ses mysteres, est en la puissance de l’homme.
Si nous ne pouvons estre plainement esclaircis de sa lumiere, suivons-là
de loin, & ayons au moins vne foy aueugle qui captive
nótre entendement sous son obeïssance. Donnons-luy ce qu’elle
desire de nous, à sçavoir vne soûmission simple, ignorante, & sans
aucun raisonnement. On ne peut se proposer de concevoir Dieu
tel qu’il est, sans commettre le peché du premier Demon ; ny sans
felonnie aussi le rabbaisser jusques à nous pour l’envisager. Il seroit
à souhaitter qu’on en parlast vn peu plus sobrement, & qu’on
eust cette discretion de ne point assujettir aux mesures des hommes
l’immensité de Dieu ; de laquelle on a pris l’authorité de decider
aussi hardiment, & de ses attributs incomprehensibles, comme
s’il n’estoit question que de prononcer sur des passions humaines.
La fleur de la plus belle saison des Esprits se passe en cette vaine altercation ;
& de la vanité qu’on prend de juger de la Nature Divine,
il se forme vne certaine presomption qui rend la personne qui
en est attainte, incapable de toute autre societé. L’exellence du
Christianisme consiste principalement en l’exercice de la Charité,
& la Charité plus en l’action qu’en la parole. C’est pourquoy nous
voyons que le silence d’vn homme bien-vivant, & son exemple est
plus eloquent pour persuader à bien faire, qu’vne belle predication ;
dautant que l’harmonie de la vraye devotion se fait au cœur, &
non pas à l’aureille. Pour conclusion, l’Euangile & le Symbole
des Apostres, avec la Charité, suffisent pleinement pour l’instruction
du fidele.

 

L. R. Dites-moy ie vous prie, qui sont les personnes les plus
considerables de mon Clergé ?

L. G. A dire vray, il n’y a que les Euesques & les Curez qui
soient de Mission Apostolique, & tous ces differens essains de Reguliers
que vous voyez, qui se sont proposez pour leur salut vne
voye plus parfaite que les autres, sont des trouppes auxiliaires, qui
sont venuës tres à propos au secours de l’Eglise, & à son tres grand
besoin ; mais elles se sont tellement accreuës, qu’à peine la Barque
de Saint Pierre les peut-elle toutes contenir. Si le nombre en estoit
moindre, l’aisance en seroit plus grande parmy eux : vos armées, la
culture des terres, & les manufactures, en quoy consistent la force

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& les richesse d’vn Royaume, se ressentiroient à bon escient de la
recreue d’vn million d’hommes, qui, quoy que viuans, & se portans
bien, sont morts ciuilement au monde pour tous les seruices
de vôtre Estat.

 

L. R. Et quoy ! voudriez vous qu’on ouvrist la porte des Cloistres,
& qu’on laissast la permission d’en sortir à qui voudroit ?

L. G. Non, SIRE, tenez-les plûtost fermez, & y laissez ceux
qui se sont des-ja voüez à D’eu. Peut-estre que sa Saincteté s’advisera
d’elle mesme quelque jour de convenir avec les Ordonnances
de vótre Royaume, qui ont autresfois voulu qu’on ne peust
estre admis à faire ses vœux qu’en l’aage de vingt cinq ans. On verroit
alors qu’en cet aage de discretion, il ne se presenteroit personne
pour les faire, qui ne fust particulierement appellé de Dieu, ou
qui ne se retirast du monde comme vne piece inutile à sa communauté.
Est-il juste que les Loix-nous ostent le pouuoir de disposer
d’vn poulce de terre, auant cet aage là ; & qu’elles nous laissent à
quinze ans vne puissance absoluë d’aliener pour jamais le bien de
la vie le plus precieux, qui est nótre liberté ? Il peut reüssir mille &
mille biens de la reformation d’vn vsage qui fait mourir auant le
temps, d’vne mort ciuile, vne partie de vos Sujets ; mille peres
vous seront obligez de la conseruation de leurs enfans, qu’vn zele
aueugle & inconsideré leur rauit ; & ceux mesmes qui se verront
dans vn aage meur, garantis de cét écueil caché d’vne deuotion
prematurée, beniront mille & mille fois la prudence de V. M. qui
leur aura donné le temps de le découurir.

L. R. Ie pense, comme vous, qu’il est à propos de remedier à
cét inconuenient ; & pour cét effet, ie veux quelque jour faire vne
conuocation des principaux de mon Clergé, pour y auiser auec
eux, & pour empescher aussi qu’il ne se glisse quelque dangereuse
nouueauté dans la doctrine de l’Eglise. Car ayant appris de vous
que la Religion est le ciment de l’obeïssance du Sujet au Souuerain ;
ie me sens interessé de maintenir la pureté dans l’Estat Ecclesiastique,
qui ne contribuë gueres moins que ma Noblesse, à la
grandeur & à la seureté de mon Royaume.

L. G. L’Estat Ecclesiastique asseure le dedans par le respect de
la Religion, & vótre Noblesse le dehors par sa valeur : Si V. M.
sans aller plus loin veut jetter les yeux seulement sur le Regne du
feu Roy son Pere, & sur le sien, elle verra que les Flandres qui faisoient

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il y a douze ou quinze ans les limites de son Estat de ce costé-là,
en font maintenant vne partie ; Que ses conquestes vont au delà
du Rhin ; Que l’Alsace, la Lorraine, & vne partie de la Comté sont
à elle ; Que les Alpes, ny les Pyrenées ne sont plus les frontieres
de l’Italie, ny de l’Espagne ; & que le sang le plus pur de sa Noblesse
qui fume encore, est le prix de cette nouuelle estenduë de son
Royaume. Enfin, SIRE, les Gentilshommes sont les Martyrs de
vótre Estat ; & le Corps de vótre ancienne Noblesse n’auroit pas
duré si long-temps, si la vaillance & la vertu qui a fait les premiers
Gentils hommes, n’en eust fait de nouueaux, pour remplacer les
dommages des guerres, & quelquefois auec vn si heureux succez,
que nous voyons souuent cette Noblesse naissante, qui s’est faite
elle-mesme par sa propre vertu ressembler à ces maisons neufues,
dont les auenuës sont belles & bien allignées, & dont la veuë & la
demeure est plus riante & plus commode que celle de ces vieux
Chasteaux negligez, qui sentent le rance & le reclus, & qui sont
décheus auec le temps par la faineantise des possesseurs, de cette
premiere beauté qu’ils auoient. Et certes il ne faut point qu’on trouue
estrange cette vicissitude de conditions, elle n’est qu’vne dépendance
de celle que nous voyons en la Nature ; & il n’y a pas plus de
merueille de voir esleuer en haut vn homme, qu’vne vapeur ; soit
qu’vne puissance superieure les attire à elle, ou que l’vn & l’autre ait
en soy-mesme le principe de son esleuation Ne nous flattons point :
Ces noms illustres que nous voyons encores subsister, ne se sont
maintenus que comme la Nauire Argos, auec de nouuelles pieces
d’applique qui les ont renouuellez de temps en temps. Ce n’est pas
neantmoins qu’on ne doiue regarder auec plus de respect & de veneration
l’ancienne Noblesse, que la nouuelle ; mais il faut que le
merite l’entretienne. Qui se relasche aux actions de vertu, quitte
son rang volontairement ; & si le Soleil d’hier n’estoit consideré
que par sa lumiere passée, & qu’il n’en eust plus aujourd’huy, la
memoire de sa clarté se perdroit auec son vsage. Ce fondement
posé, que la Noblesse ait tiré sa premiere origine de la Vertu, ie ne
sçay d’où nous est venuë cette fausse illusion, que ce ne soit pas y déroger
que d’estre vicieux. Vn Gentilhomme sera faineant, yurongne,
pillard, & insuportable à ses païsans, sans courre fortune de
sa qualité, & il la hazarde s’il fait le moindre traffic. La Loy (ce
me semble) est trop seuere en l’vn de ces deux poincts, & la Iustice
ne l’autre trop indulgente.

 

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L. R. Ie suis rauy d’apprendre, que la vaillance & la vertu ont
fait la premiere Noblesse. Car estant le premier Gentilhomme de
mon Royaume, je me dois glorifier auec eux de cette belle extraction,
qui nous est commune. Puis que vous m’auez fait voir aussi
que je dois à leur sang l’honneur de toutes mes conquestes ; aidez
moy, je vous prie, à trouuer le moyen de le mesnager, & voyons
s’il y a point quelque remede pour les duels.

L. G. SIRE, Cette maladie qui paroist incurrable, & qui a pris
force par vn long vsage en l’imagination de la Noblesse, se doit
traitter (ce me semble) comme celle des Hypocondres, en adherant
en quelque sorte aux fausses opinions du malade ; & partant je
serois d’auis qu’on auisast plûtost aux expediens de moderer vn
mal de cette nature, que de se trauailler inutilement de l’oster tout
à fait. Pour cét effet, il seroit à propos auant toutes choses, qu’il
fust defendu à tout second de se battre sur peine de la vie, & que
cét Edit fust inuiolablement obserué. En suite de cela, je voudrois
qu’auant l’appel on s’éclaircist par vn second de l’injure pretenduë ;
& que si on n’a point eu de mauuais dessein, on se guerist de
cette honte criminelle qu’on à accoûtumé d’auoir, de satisfaire de
paroles vne personne qu’on n’a point eu volonté d’offenser : nótre
bouche ne deuant point faire aucun scrupule d’honneur, de desauoüer
vne chose que nótre conscience des-auoüe. Cela fait, s’il y
a offense, je serois d’auis que celuy qui fait l’éclaircissement, conuie
l’offensant de choisir vn amy, & de l’aller trouuer auec luy, pour
conuenir ensemble du combat, si on ne le peut de la satisfaction.
Ce combat resolu, l’offençant sera conduit le premier sur le pré, ou
celuy qui aura fait l’éclaircissement, le laissera auec son amy, tandis
qu’il ira chercher le sien pour les mettre aux mains, & pour estre
plûtost les juges de leur combat, que leurs seconds ; Le tout neantmoins
auec cette obligation de les separer au premier sang, si l’offense
est legere. Mais si elle estoit si criminelle, qu’elle pust deshonorer
l’offensé, les seconds alors laisser ont faire leurs amis, &
ne les pourront separer que de leur consentement. I’entends que
le tout se passe comme estant ignoré de V. M, & plûtost par tolerance
que par vôtre permission. Quoy que cette tolerance de combat
paroisse vn peu dure, & peu Chrestienne, elle a neantmoins en
elle plus de police & de seureté pour la vie des hommes, qu’il n’y en
a dans la seureté d’vn Edict mal obserué. Premierement, par la defense

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aux seconds de se battre, on retranche pour le moins la moitié
de ce mal funeste : on soulage les deux parties de la despense, &
de l’accablement de leurs amis ; particulierement dans les Prouinces.
Il en reüssit encores vn autre bien, qui est, qu’vn jeune homme
ne se pressera jamais de seruir de second dans vne occasion où il
aura les mains liées ; & par ce moyen la charge de seruir son amy
viendra d’elle-mesme aux plus sages, qui se trouueront interessez
par leur honneur propre, & par la societé de leur employ, de deuenir
les amis communs des deux parties, & de ne leur permettre pas
de se battre, sans quelque legitime fondement. Quand je considere
comme s’est pû naturaliser en nous cette manie de duels, je
ne la puis conceuoir que comme vn second peché originel de nôtre
Nation. Premierement, la ciuilité de nos combats tesmoigne
assez, qu’en cette action nous ne sommes point alterez de sang
humain ; Que si c’est pour la reputation qu’on se bat, il arriue souuent
que qui pense s’enrichir de l’honneur d’autruy, s’appauurit
du sien ; & l’vsurpation que nous en voulons faire dans vne injuste
querelle, tesmoigne combien est grande nótre necessité de ce
costé-là. Au surplus, le duel n’est qu’vne vertu de gladiateur, &
nous ne pouuons faire le dénombrement de nos combats, sans le
faire de nos bijarreries. Car en effet, les querelles ne sont rien autre
chose qu’vne impuissance actiue ou passiue en la societé de la
vie ciuile. Pour conclusion, chacun fuit les Braues, chacun les condamne ;
& auec tout cela chacun le veut estre, quoy qu’on s’apperçoiue
bien, qu’ils ne sont considerables que comme ces fameux
Escueils qui n’ont de la reputation que par le nombre des naufrages
qu’ils ont causé.

 

L. R. Ce que vous dites est le plus beau du monde ; mais si on
oste les duels, comment est-ce que la Noblesse pourra tesmoigner
son courage ?

L. G. Dans vos armées, SIRE.

L. R. Et s’il n’y a point de guerre ?

L. G. S’il n’y en a point, est-il juste de souffrir entr’eux vne
guerre ciuile, pour satisfaire à cette furieuse démangeaison d’honneur ?
Qu’elle se serue de son cœur contre ses vices, qui sont ses plus
grands ennemis, & à supporter constamment les fascheux euenemens
de la vie ; elle ne manquera point d’honorable occasion de
l’exercer. Au sui plus, il y a bien de la difference entre vn homme

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vaillant, & vn pointilleux ; tout homme vaillant est toûjours en
seureté ; tout pointilleux est ombrageux, qui est vne marque de
frayeur ; ce qui l’oblige de sauuer les apparences, & de tesmoigner
au dehors quelque vigueur, afin de mieux couurir cette foiblesse
interieure, dont il se sent conuaincu.

 

L. R. Il est vray qu’on ne m’a jamais dit, que ces scrupuleux
d’honneur fussent plus soigneux que les autres, de se signaler aux
occasions de mon seruice. Puis que leurs fausses maximes sont si
contraires au vray honneur, & au bien de mon Estat, j’aurois beaucoup
de joye de les en auoir des-abusez.

L. G. SIRE, Outre cette manie de duels, nôtre Noblesse s’est
laissée preoccuper d’vne autre, qui n’est gueres moins extrauagante ;
qui est, Que l’exercice de la Iustice est tellement inferieur à celuy
des armes, qu’vn Gentilhõme est soupçonné de déroger, quand
il seroit mesmes employé aux plus hautes charges de cette profession.
Ie ne sçay depuis quand on s’est infatué de cette fausse opinion,
dont nos Peres ne furent jamais abusez ; tesmoin cét edifice superbe
du Palais de Paris, qui estoit anciennement le Palais commun du
Roy, & de sa Iustice. La Cour des Pairs, qui connoissoit en ce lieu-là
de toute la Police de l’Estat, estoit alors composée des plus grãds
de la Noblesse & du Clergé ; & le Roy presidoit souuent en personne
en cette auguste Assemblée. Maintenant vn faux Braue, n’ayant
que l’espée, & point de cappe, peut-estre en tirant quelque mauuais
éclaircissement, ou vn Soldat en faction à la porte de son Capitaine,
fera acte de Gentilhomme ; & vn Chancelier de France, qui est l’organe
des volontez de Vôtre Majesté, & tous vos Parlemens ensemble,
qui jugent souuerainement de la vie, des biens, & de l’honneur
des Princes, des Pairs de France ; & generalement de tous vos Sujets,
& des droits mesmes de vótre Couronne, en faisant la fonction
de leurs charges, ne la feront pas de Gentilhomme. Cette merueille
me surprend. Patience, si vn faux raisonnement n’estoit conceu que
sur les bords du Tar ou de la Garonne ; mais que ce soit vn delire
commun de toute vôtre Noblesse, c’est où est mon estonnement :
La fortune & le cœur suffisent à vn Conquerant, mais à vn bon Iuge
toutes les vertus luy font besoin ; & particulierement celle qui fait
la Noblesse, qui est la vaillance, pour ne se laisser pas vaincre à l’auarice,
aux tendresses de la pitié, ny aux prieres de ses amis, qui sont de
rudes combattans. Ie me suis aussi mille fois estonné, comme le

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Police du Royaume a permis, que les Compagnies souueraines
fussent incorporées plûtost auec le tiers Estat, qu’auec la Noblesse ;
& comme s’est pû faire parmy nous le diuorce de deux professions,
qui seruent d’vne baze commune pour le maintien de tous les Estats
du monde. Si c’est vn effet de la vicissitude des choses, ou du dechet
de l’ancienne pureté de la Iustice, j’en remets le jugement à la conscience
de ceux qui l’exercent : mais je ne fais point de doute, qu’elle
ne reprist bien-tost son premier lustre, & qu’il ne fust bien-aisé de
des-abuser vôtre Noblesse de cette superstition d’honneur, que ces
deux Professions soient incompatibles, si la venalité des Offices
estoit ostée, & que cette gangrenne, qui a déja gagné toutes les parties
nobles, ne se fust point renduë incurable.

 

L. R. Comment incurable ? y a-t’il quelque mal en mon Royaume
qui soit de cette nature ? Vn Roy mal conseillé y peut introduire
vn mauuais vsage, vn sage Roy le peut oster ; & plus vous me rendez
la chose difficile, plus je me sens picqué d’honneur d’y trauailler.
Et je vous prie de m’en ouurir les moyens.

L. G. SIRE, C’est vn ouurage d’vn aage plus meur que le vôtre,
& qui peut-estre en sa saison ne sera point au dessous de vos forces
Ce n’est pas que les grandes reformations n’ayent toûjours en elles
quelques choses de tres dur à faire & à souffrir : Mais quand il est
question de sauuer le total, l’injustice particuliere se fait legitime
alors, & deuient vne justice publique. Et sur ce fondement V. M.
peut tout entreprendre. Il seroit à souhaitter aussi que l’administration
de la Iustice fust vn peu plus briefve, & moins sujette aux formes ;
le chemin le plus droit est toûjours le plus court, le plus seur, &
le plus aisé à tenir. La pluspart des formalitez, sont voyes obliques,
sujettes aux embusches & aux surprises, qu’on ne peut tenir sans guide,
& qui corrompẽt souuent vne source bien claire par vn mauuais
acqueduc. Enfin, SIRE, la Iustice est vne des colomnes de vôtre
Estat, vn pouuoir sans Iustice, n’est rien autre chose qu’vne force de
frenesie, & vne Iustice sans pouuoir, vne Theorie sans application.
C’est pourquoy il est tres-à-propos, que la puissance Royale soit
temperée par la Iustice, & que la Iustice aussi prenne force & autorité
de cette mesme puissance ; parce que c’est de ce secours respectif,
& de cét aide mutuel, qui est entre le Prince & la Loy, que se
fait le bon-heur d’vn Estat.

L. R. I’en demeure d’accord auec vous ; mais venons, je vous

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prie, à mes Finances, de l’administration desquelles vous ne m’auez
encore rien dit : Seroit-ce point aussi pour ne m’oser découurir le
desordre & l’abus qui s’y commet ?

 

L. G. SIRE, I’ay toûjours eu si peu de commerce auec les Financiers,
& vne si mauuaise intelligence auec les Finances, que je
n’en connois les abus que par les plaintes publiques. Il est vray, que
quand je considere les miseres du peuple, qui n’en peut plus, & que
la necessité deuient generale en toutes sortes de conditions, par la
surcharge des taxes & des imposts qui se leuent, ie me laisse emporter
contr’eux au courant de la voix publique. Mais aussi quand ie
fais reflexion sur le grand nombre d’armées differentes, de terre &
de mer, qu’il faut entretenir auec tout leur attirail, sur la despense
ordinaire de vôtre Maison, sur les pensions connuës, & celles qui
sont secrettes du dedãs & du dehors du Royaume, sur la profusion
qu’on ne peut euiter sous vne minorité ; & sur mille autres faux frais
qui sont des appanages & de la suite d’vne Regence & de la Cour :
I’auouë que ie n’ay pas assez de condescendance aux plaintes publiques,
pour oser condamner ceux qui sont obligez de trouuer le
fonds de toutes ces dépenses, tant ordinaires, qu’extraordinaires. Ie
ne fay point de doute, que pour le recouurement de ces deniers, il
ne se fasse mille passe-droits, & mille duretez insupportables : Mais
encore ont-elles cette excuse, qu’elles se font pour le maintien d’vne
guerre au dehors, qui nous donne la paix au dedans. Compensons
le mal de l’vn par le bien de l’autre, & songeons qu’vne maltotte
de Iean de Vverth pour vn mois seulement aux portes de
Paris, y causeroit plus de desordre, qu’il ne s’en est fait en dix ou
douze ans qu’il y a que la rupture de la paix s’est faite entre les
deux Couronnes.

L. R. Ce que vous me dites est vray, mon Gouuerneur, ie ne
doute point que ce Cahier de frais ne soit bien grand : mais les richesses
sans mesure de ceux qui mettent la main dans mes Finances,
seruent d’vne conuiction infaillible contr’eux, que la recepte
est plus grande que la despense.

L. G. SIRE, Vn Parfumeur sent le parfum ; & V. M. ne le trouue
point estrange : la merueille seroit bien plus grande, l’argent estant
plus visqueux encor, & plus adherant que le muse, si vn Financier
ne sentoit point la Finance. Il est vray qu’ils paroissent auoir seuls
la possession de tout le bon heur de l’Estat : mais si on considere que

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l’allarme est souuent en leur quartier, & que ce qui fait leur felicité
est le sujet de leur crainte ; il ne se trouuera gueres de difference entre
le Sacrificateur & sa victime. Les Partisans sont maux necessaires
& ineuitables en temps de guerre : ils ne se peuuent oster que
par la paix ; & la paix est vn don de Dieu seul. Car encore que vous
en soyez vn des principaux arbitres, tant d’autres conjonctures
differentes sont necessaires à ce grand ouurage, qu’il est impossible
à la puissance de l’homme de les ajuster toutes sans luy. En cette
occasion, il faut que vôtre peuple (dont ie n’ose vous découurir la
misere, de peur de faire la vôtre) éleue les yeux au Ciel pour la demander,
& que V. M. l’accompagne en ses prieres, pour obtenir vn
bien dont les grands & les petits ont également besoin ; tesmoin
les desordres que nous voyons en tant de Maisons Souueraines. Et
quoy que V. M. leur donne la Loy maintenant, elle doit considerer
que les victoires passées sont l’œuure du Dieu des batailles, dont
il ne faut pas abuser.

 

L. R. I’en suis d’auis comme vous ; & quoy que le feu Roy mon
Pere n’eust pris les armes que pour le maintien de ses Alliez, &
pour empescher les progrez d’vne Maison, qui s’estoit fait vne fausse
idée de la Souueraineté du Monde ; ie suis tout prest de les quitter
sous des conditions legitimes, & auec le consentement de mes
Alliez : Mais ie prevois tant de difficulté en ce Traitté de Paix, que
i’ay peur que Dieu ne nous vueille pas exaucer : Que faut-il faire
alors ?

L. G. Souffrir & loüer Dieu ; Que cette soûmission luy seroit
agreable, au lieu de se plaindre, ny de compatir mesme aux miseres
publiques, renonçans à nos propres interests ! De regarder auec
respect les bras visibles qui sont cette desolation, comme seruans à
vne puissance inuisible, qui le veut ainsi. Les grandes & eminentes
qualitez que nous voyons reluire en tous les Conquerans, quoy
qu’ils desertent le monde, nous les doiuent faire considerer auec
beaucoup de veneration. Les Cyrus, les Alexandres, les Cesars, les
Attila, les Tamerlans, le dernier Roy de Suede ; & quelques autres
dont ie me tais, n’estoient point testes communes. Tels qu’ils sont
ou qu’ils ont esté, puis qu’ils ont leur mission de Dieu, jugeons en
auec douceur ; & au lieu de les condamner, disons plûtost que ce
sont tempestes de terre qui seruent à sa purgation, comme à la purgation
de l’air les tempestes qui s’y éleuent. Au lieu de murmurer,

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admirons la grandeur de Dieu, par l’excellence des Ministres de sa
Iustice ; & considerons que s’il veut empescher l’entrée du Paradis
terrestre, il y commet vn Cherubin auec vn glaiue de feu : & s’il
veut exterminer vn peuple entier, vn Ange en a le cõmandement :
s’il donne le choix à vn Roy, des fleaux dont il le veut affliger, il
depute vn Prophete : Et quand il veut dépeupler vn peu le monde,
il arme quelque main puissante, & suscite des Heros pour cét effet.
Ainsi ie pense que dans les desordres du temps, le plus expedient
est de parler auec modestie de ceux qui les font, & de rendre graces
à Dieu, de ne nous auoir pas choisis pour vn employ si contraire
à la douceur de nos sentimens. Les desolations publiques estans
periodiques & fatales, ont leur saison & leur necessité comme les
autres choses : si elles nous rencontrent en leur chemin, suiuons
auec plaisir le decret immuable de l’ordre du monde. La resistance
& l’afflictions d’esprit est vn murmure secret contre la Prouidence ;
Offrons-nous à elle volontairement, quand elle aura dressé nôtre
bucher, & nous couronnerons par nôtre soûmission la victime qui
luy doit estre immolée.

 

TROISIESME PARTIE.

LE ROY.

Novs auons, ce me semble, assez bien examiné quel doit estre
le deuoir d’vn Roy enuers ses Proches, ses Domestiques &
ses Sujets ; reste-t’il encor quelqu’autre chose à faire ?

L. G. Le Principal, SIRE, Car tout ce qui a esté fait iusques icy,
n’est rien autre chose qu’vne reueuë des dehors de la Royauté. Le
plus essentiel consiste au dedans, c’est à dire aux mœurs du Prince.
Le vice d’vn particulier ne va pas plus loin qu’à sa personne, à ses
domestiques & à ses voisins. Mais les vices ou les vertus des Princes
sont graces ou maledictions publiques. C’est pourquoy il n’y a
rien de plus important que leur institution : tout ce qui paroist d’exterieur
en Vôtre Majesté est si beau, si parfait, & si bien acheué,
seroit-il possible que l’interieur ne le fust pas ?

L. R. Mon Gouuerneur, Si la matiere vous semble belle, ie vous
proteste qu’elle est encor plus disposée à receuoir vne bonne forme,
& vous pouuez commencer à la luy donner quand il vous plaira :
Mais auparauant prions Dieu qu’il benisse nôtre dessein.

-- 27 --

L. G. Ie voy bien que V. M. se souuient des salutaires conseils
de Mr. son Precepteur, & qu’il vous a appris que toute action d’importance
doit estre commencée par l’inuocation de Dieu.

L. R. Il est vray qu’il me l’a appris ; mais i’ay oublié de luy demander
quelle priere nous doit estre la plus ordinaire.

L. G. SIRE, Ce doit estre, à mon aduis l’Oraison Dominicale :
elle est toûjours du besoin present, & nous ne pouuons en preferer
vne autre à celle-là, sans decliner en faueur de la creature du respect
que nous deuons au Createur. Ie la trouue si Majestueuse, & si belle
qu’il me sẽble que la diuinité de son Autheur y reluit encore mieux
que dans les Propheties, ny dans les miracles mesmes qu’il a faits.
Les autres prieres qui sont de l’inuention des hõmes, ne sont point
de toutes heures ny de toutes occasions. Celle-cy a vne merueille
en soy qui luy est particuliere, à sçauoir que quelque necessité que
vous ayez, il se rencontre toûjours en la disant, que vous auez appliqué
vôtre priere à vôtre besoin. Les prieres qui sont dans l’vsage
commun, & principalement celles qui sont de la mode, ne sont pour
la plus-part qu’vne pure cajollerie, & vn flateur raisonnement auec
Dieu, où il n’y a point assez de sousmission. Vn silence respectueux
auec éleuation d’esprit, & vn seul (ta volonté soit faite) est, ce me
semble, bien plus eloquent, & plus efficace pour la grace, que tout
ce menu suffrage. Ce Sainct Autheur nous prescrit par son exẽple
en cette adorable Oraison, de demander à Dieu aucune grace temporelle
que du pain pour vn jour, afin de nous désigner par le peu
de diminution qu’il nous faut, le peu d’attache que nous deuons
auoir au monde : Et apres luy auoir demandé son Royaume, il met
en suite, que sa volonté soit faite pour nous humilier iusques là, que
de renoncer mesme à nôtre propre salut, si Dieu ne l’agrée. Dieu
Tout-puissant ! vn si saint & si profond abysme d’humilité peut-il
proceder d’ailleurs que d’vn homme de Dieu ?

L. R. Cette Priere est veritablement toute diuine. Mais quelle
autre Priere peut on faire encore outre celle-là ?

L. G. Ie n’en sçay point qui soit plus digne d’vn Roy, que les
Pseaumes de Dauid, ny qui soit de plus grande edification pour vne
personne priuée que la lecture de Thomas à Kempis : là on apprend
à se sousmettre à Dieu ; & à le craindre, qui est le commencement
de sagesse.

L. R. I’ay tousjours oüy dire ce que vous dites presentement,

-- 28 --

que la crainte de Dieu est le commencement de sagesse. Mais on ne
m’a iamais dit quelle est la suite d’vn si beau commencement.

 

L. G. Ie supplie tres-humblement V. M. de me donner toute
son attention, sur ce poinct qui est le capital de ses mœurs. La suite
de ce diuin commencement de sagesse, qui est de craindre Dieu, est
de dire tousjours la verité ; qui est vne chose qui luy est si agreable,
qu’il a dit luy-mesme, qu’il estoit la Verité. Sans elle il n’y peut
iamais auoir aucun asseuré commercé entre Dieu & l’homme, ny
entre l’homme & l’homme. Car où en sommes-nous auec Dieu si
ses promesses sont fausses ; & auec l’homme, s’il n’y a vne entiere
conformité de sa pensée auec sa parole ? Les deux levres, qui sont
son organe, sont semblables, & se touchent tousjours, pour nous
apprendre, que la parole interieure, qui est la pensée, doit estre tousjours
d’accord, & n’auoir qu’vne mesme intelligence auec la parole
exterieure. Les destours dont on se sert pour déguiser la verité, sont
mouuemens de serpens, & d’vne ame ram pante, qui n’a pas la force
de se tenir debout. Sur ce propos i’admire la pensée d’vn moderne,
lequel recherchant la raison pourquoy le démentir est si in jurieux
parmy nous, n’en trouue point de meilleure, si non que qui dit à vn
homme qu’il ment, luy reproche qu’il est audacieux contre Dieu, &
timide auec l’homme. En effet, qui ment commet vne felonnie diuine,
pour authoriser vne foiblesse humaine. Il y auroit bien plus de
bien-seance quand nous auons fait quelque chose qui merite vn
desaueu, de chercher nos seuretez au pied de l’Autel, que d’auoir
recours à l’azile du Diable qui est le mensonge mesme. S’il est vray
que Dieu soit la Verité, quelle confiance, ie vous prie, peut-on prendre
au menteur, qui est conuaincu par sa propre conscience d’vne
trahison, dont il est luy-mesme le Iuge, le tesmoin, & le complice ?
Enfin, SIRE, Qui ment en choses indifferentes, s’exerce en la displine
du Demon. Qui ment pour en tirer du profit, trafique auec vn
faux poids & de fausses mesures. Qui ment par vanité, se paye d’vne
monnoye bien fausse. Qui ment pour excuser son vice, se decrasse
auec son ordure. Et pour conclusion, vn Roy menteur efface
en sa personne l’Image de Dieu, qu’il represente icy bas, pour y
rẽplacer honteusemẽt celle du Diable, qui est le pere du mensonge.

L. R. Mais comment, mon Gouuerneur, n’ay-je pas oüy dire
que qui ne sçait pas dissimuler, ne sçait pas regner ? Que vous semble
de la dissimulation, N’est-ce pas vne espece de menterie ?

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L. G. Ie l’estime d’vne nature ambiguë ; mais qui tient neantmoins
beaucoup plus du mensonge que de la verité. C’est pourquoy
elle m’est suspecte, & ie pense que si V. M. pouuoit consulter
les Clouis, les Charlemagnes, & vôtre ayeul Henry le Grand, sur
ce sujet, ils ne seroient pas de l’aduis de Louïs XI. touchant cette
maxime. La dissimulation est d’ordinaire irresoluë, deffiante & timide,
qui sont toutes mauuaises qualitez. C’est la partie de la Politique
que ie trouue la plus basse, & qu’on ne met en vsage qu’au defaut
d’vne forte resolution, & d’vne intelligence tres-parfaite en
l’art de regner. Il est vray qu’elle est quelquefois necessaire pour
se maintenir : Mais les voyes obliques qu’elle tient, & les destours
qu’elle fait sont cause qu’on bat bien du païs, & qu’on ne fait pas
grand chemin Qui va comme les escreuices, ou comme les cancres,
en arriere ou de costé, n’auance gueres. Enfin le dissimulé est
reduit à vne perpetuelle obsession d’autruy pour le surprendre, ou
de soy-mesme pour sa seureté : l’vn & l’autre est indigne d’vn Roy.

L. R. I’auouë que ie suis tout confus, & que i’aurois tousjours
creu que cette maxime, que (qui ne sçait pas dissimuler, ne sçait pas
regner) estoit vn principe d’Estat. Mais quoy ! publieray-je le secret
de l’Empire ? Esuenteray-je tous mes desseins ?

L. G. Non, SIRE, il s’en faut bien empescher ; il n’y a pas moins
d’indecence ny de honte de mettre son esprit à nud que le corps. Il
faut estre secret & non pas dissimulé ; Qui dissimule se trauestit. Si
V. M. se masque iamais, elle verra par experience combien il est incommode
de demeurer long-temps sous vn autre visage, & sous vn
autre habit que le sien : Au lieu de se déguiser, il est bien plus à propos,
ce me semble, de se tenir couuert, & d’estre secret : Et comme il
n’y a rien plus digne de mépris que le babil, il n’y a rien aussi qui apporte
plus de veneration aux conseils des Rois, que quand nous
sommes surpris de quelque fameux euenement, dont l’effet vient
plustost à nous que le dessein. Et c’a esté à la faueur de cette belle
nuict d’Estat, qu’ont esté conduites à vne heureuse fin toutes les
hautes actions qui ont esté faites sous le regne du feu Roy vôtre Pers.
Vne partie de ce merueilleux Conseil qui gouuernoit alors nous
a esté ostée : mais on peut dire sans perdre le respect contre vne memoire
qui doit estre en veneration aux siecles presens & à venir :
que ce qui nous en reste est plus de saison & plus auantageux pour
vôtre Regne, que si nous auions encor le total.

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L. R. Ie voy par vos raisons que le secret, en matiere d’Estat, est
plus de vôtre goust que la dissimulation: Mais encore faut-il que le
Prince se communique à quelques-vns, autrement il me semble que
le seul conseil de soy-mesme est plustost vne agitation d’esprit,
qu’vn Conseil. Dites moy donc, ie vous prie, quelles personnes
vous estimez estre les plus propres pour le secret de l’Estat, & pour
son ministere ?

L. G. Cette matiere est si delicate, qu’il est presque impossible
qu’en la touchant on puisse éuiter le reproche d’estre vn homme du
temps, ou vn mauuais Courtisan : L’vn est honteux, & l’autre est peu
seur. Mais il faut neantmoins s’approcher de ce dngereux écueil,
puis que Vótre Majesté le commande.

Vótre principal Ministre doit estre tres-intelligent, peu ou point
interessé, & tres-fidele. Il doit estre intelligent pour trouuer en
luy-mesme les sources de ses conseils, sans les puiser d’ailleurs, de
peur de les éuenter : & pour cét effet il doit auoir esté instruit aux
affaires par vn long vsage, & façonné, s’il se peut, par la familiarité,
& les conferences priuées de quelque grand Politique, sçauant
aux mysteres d’Estat. Vn essay de quinze iours seulement a fait
voir à nos yeux depuis vn peu de temps la difference qu’il y a entre
vn Profez en l’art de gouuerner, & vn Nouice en ce mesme art,
quoy qu’au reste tres intelligent en toute autre sorte de connoissances.
En second lieu, ie dis, qu’il ne suffit point à vótre principal
Ministre d’estre vn grand Politique : Il faut aussi pour vous bien
seruir, qu’il soit des-interessé ; & que non seulement ses mains, & celles
de ses Domestiques soient nettes : mais que l’opinion qu’on aura
de son integrité, tiennent celles de vos Sujets dans le deuoir de ne
luy oser rien presenter, que leurs Requestes. Il est à souhaitter aussi
qu’il soit tout à luy, & qu’il n’y ait rien qui puisse partager son affection
auec l’Estat, ny femme, ny enfans, peu de parens ou alliez,
qui sont autant de gouffres differens, sans fonds ny riue, où se peuuent
inconsiderément abysmer toutes les dignitez, & tout le reuenu
d’vn Estat. I’ay dit en troisiéme lieu, que vótre principal Ministre
doit estre fidele en son administration. Ah ! SIRE, s’il est desinteressé,
quel sujet pourrez-vous auoir, cela estant, de douter de sa
fidelité ? Trahira-t’il son Prince pour du bien, & il n’en desire point ?
Sera-ce en faueur de ses enfans, & il n’en a point d’autres que sa
gloire, son merite, & sa reputation, qu’il estoufferoit en ce faisant ?

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Croyez-moy, SIRE, Ceux qui ne laissent point apres eux de posterité,
ont vn merueilleux soin de buriner en toutes leurs actions de
viues empraintes d’honneur pour leur en seruir. Et ainsi il ne faut
point craindre qu’ils puissent auoir cette lasche pensée que de soüiller
le cours d’vne belle vie par quelque infidelité. Les Ministres, qui
ont toutes ces qualitez, vous doiuent estre bien moins suspects que
ceux qui les enuient ; & V. M. se peut seruir d’eux en toute seureté, de
quelque nation qu’ils soient. Il n’y a point de personnes plus estrangeres
en vos Conseils que les ignorans dans les affaires, qui ont besoin
de guide & de truchement dans vn païs où ils ne connoissent
rien. Il n’y a point aussi de plus beau tiltre de neutralité, que d’ajoûter
par ses soins & par ses conseils à vn Estat, Prouince sur Prouince,
& gloire sur gloire à son Roy.

 

L. R. Mon Gouuerneur, Ie trouue toutes les qualitez dont vous
me venez d’entretenir, si excellentes en vn Ministre, qu’il me semble
qu’il meriteroit, les ayant, qu’on en fist vn Fauory.

L. G. SIRE, Ie ne suis point du tout de cét aduis ; L’esprit de
l’homme est vn vaisseau trop fresle, & trop petit pour receuoir en
mesme temps le secret & le cœur de son Maistre. Il est presque impossible
qu’vn seruiteur puisse estre moderé dans cette double puissance ;
& alors l’autorité Royale est en compromis, & presque impossible
aussi qu’auec le temps l’affection du Maistre ne deuienne
vne jalousie, & alors il est contraint de se priuer d’vn Ministre, qui
peut estre, luy estoit tres-vtile, s’il n’eust point esté Fauory, & d’vn
Fauory qui luy estoit tres agreable, s’il n’eust point esté sõ Ministre.

L. R. Vos raisons me rauissent : Qui estes-vous donc d’aduis
que ie prenne pour mon Fauory ?

L. G. Le plus vertueux ; & vous verrez alors les beaux fruicts
que produira cette glorieuse emulation de le deuenir. Ce sera vn
prix qui tiendra tous les vices de la Cour en eschec, & toutes les vertus
en exercice. Tout autre choix est indigne d’vn Roy. Les Rayõs
du Soleil se dissipent sur vn fumier ; ils n’en attirent que de la puanteur ;
mais sur vne matiere polie, sur le cristal, sur vn diamant ; c’est
en ce lieu-là qu’ils s’vnissent, & qu’ils font vne belle reflexion. Prenez-y
garde, SIRE, Ce choix est de consequence ; il n’y a rien de si
court ny de si petite estenduë que l’esprit d’vn sot, ny de si vaste que
sa conuoitise. Pour conclusion, qui choisit mal se des-honore, iusques
là qu’il fait de son Regne propre vn inter reigne en la suitte
des Roys.

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L. R. Pour éuiter cét inconuenient, n’ayons point plûtost de
Fauory.

L. G. Ie pense que c’est le meilleur. En effect, vn Fauory de peu
de merite fait honte à son Maistre ; vn Fauory d’vn merite éminent
luy fait ombrage ; l’esprit de l’homme estant si naturellement progressif,
qu’il ne s’en est iamais veu de si moderé qu’il n’ait fait de
son superieur son inferieur quand il a peu. Ie pense mesme que cét
Ange de lumiere qui ne demandoit que d’estre semblable, au Treshaut,
vouloit monter au dessus par ce degré, & que c’a esté la cause
de son precipice. Neantmoins parce que l’esprit se peut ennuyer de
la solitude de soy-mesme, au lieu d’vn Fauory ie serois d’auis que
V. M. fist quelques amis particuliers ; L’ame a quelquesfois ses obstructions
& ses defaillances ; il n’y a rien qui la soulage dauantage
ny qui luy donne vn plus grand calme, que la confiance d’vn amy
fidele, à qui nous pouuons en toute seureté faire part, de nos douleurs,
de nos ioyes, de nos craintes, de nos esperances, de nos
soings, de nos conseils, & generalement de tout ce qui nous blesse le
cœur. Choisissez-les de vótre aage, ou vn peu plus vieux. Car quoy
qu’vne grande difference d’aage ne rompe pas la societé, elle oste
neantmoins la priuauté, & parce qu’il y a des natures bien gluantes,
prenez-garde sur tout, qu’ils s’attachent plus à vous que vous à eux,
afin que la qualité de Maistre vous demeure auec celle d’amy. Vn
de vos predecesseurs qui a esté tres sage en vsoit ainsi.

L. R. Ie l’ay oüy dire, & qu’il ne se contentoit pas d’auoir des
amis, il auoit encor des amies. Estes-vous pas d’aduis aussi que ie
l’imite en cela ?

L. G. Quel conseil puis-je donner à V. M. touchant vne passion
où toute la nature est sujette ? & l’homme particulierement qui a
toujours quatre conduits ouuerts, à sçauoir, les deux yeux & les
deux aureilles, par où elle ne s’insinuë pas seulement dans le cœur,
mais elle y entre en triomphe, pour si peu de complaisance qu’on
puisse auoir pour elle. Neantmoins cette passion nous doit estre suspecte,
parce qu’elle est toujours vn sujet de Teatre, & qu’elle n’y
monte iamais que comme l’vne des Syrennes, ou comme l’vne des
Furies. Elle est toute hyperbolique, & ne peut mesme s’exprimer
qu’auec excez, pour monstrer qu’il n’y a rien en elle de moderé.
Enfin, SIRE, Le Sage nous apprend, qu’il est impossible d’aymer,
& d’estre sage.

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L. R. Le Sage que vous alleguez en a fait assez experience pour
en estre creu. C’est pourquoy ie voudrois bien que nous eussions
trouué quelque antidote à ce poison.

L. G. Le voulez-vous ?

L. R. Ie vous en prie.

L. G. Faites la fonction d’vn Roy, qui est de n’estre iamais oisif,
& ie promets à V. M. qu’elle estouffera en ce faisant le fils & la
mere, qui est l’Amour & l’Oisiueté. C’est vne passion d’vne ame
vuide qui a pour son object la beauté : & la beauté est vn estre volatil,
& qui n’a point de consistance : elle est plus fragile que le verre,
qui ne se casse point comme elle, sans qu’on le touche. Auant qu’elle
ait ses derniers traits de perfection, elle n’est point encores, &
les ayant, dés ce mesme moment elle décline. Pour se perdre elle
n’a besoing que d’estre. Elle ne se peut non plus fixer que le temps,
& nous ne pouuons faire aucun vœu pour la personne aymée, que
ce mesme vœu ne soit pour la ruïne de ce que nous aymons en elle.

L. R. Les Dames, mon Gouuerneur, ne vous sont gueres obligées
de l’opinion que vous auez de leur beauté : N’auez-vous point
de peur d’offencer vótre Maistresse.

L. G. Ma Maistresse a des qualitez plus belles que la Beauté
mesme : Mais à peine ay-je l’honneur d’estre conneu d’elle, & ie
n’oserois luy dire le long-temps qu’il y a que ie la sers, de peur de
luy reprocher son aage. Ie la supplie en ce lieu de me permettre de
reuenir à mon Maistre.

L. R. Vous me faites plaisir ; Et parce que vous m’auez dit que
l’Amour est vne passion d’vne ame vuide, ie vous prie de mayder à
remplir la mienne, & de me donner quelque idée generale de toutes
les dépendances de mon Estat.

L. G. Il est tres-juste, SIRE ; Pour cét effet il seroit à propos
qu’auant toutes choses V. M. fust instruite de toute l’estenduë de
son Royaume, de ses vieux & nouueaux confins, du nombre des
Prouinces qui le composent : de leur situation, des fleuues & des
riuieres qui en font la diuision, & que toutes ces Images differentes
fussent placées si distinctement en sa memoire, qu’il les peust toutes
voir, chacune en son lieu d’vne seule veuë d’esprit. En suitte de
cela, puisque le Clergé fait la premiere partie de son Estat, ie serois
d’auis que V. M. sceust combien il y a de Primaties en son Royaume :
combien d’Archeueschez sous chaque Primatie : & d’Eueschez
sous chaque Archeuesché : Combien d’Abbayes, quelle est leur situation,
quel est leur reuenu, qui sont les Prelats ou les Abbez qui
les remplissent, quelle est leur vie & leur reputation, quels sont les

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droicts qu’ils vous payent, & iusques où s’estend mesme le pouuoir
de la Iustice Ecclesiastique. Cela fait, il seroit à propos de faire vne
reueuë sur vótre Noblesse, & de voir combien vous auez d’Officiers
de la Couronne : combien de Ducs, combien da Mareschaux
de France, combien de Gouuerneurs de Prouinces, de Lieutenants
de Roy, de Gouuerneurs de places, de sous-Lieutenans : quels ils
sont tous, & par quels seruices ils sont arriuez à cét honneur. De là
V. M. doit estre informée des differentes armées qu’elle a sus pied :
des lieux où elles sont : qui en sont les Generaux, les Lieutenans
Generaux, les Mareschaux & Aydes de Camp. De combien de Regimens,
tant de cauallerie que d’infanterie chaque armée est composée :
qui en sont les Colonnels, les Mestres de Camp, les Majors,
les Capitaines ; quel est le deuoir de tous & le nom s’il se peut, &
particulierement de ceux qui auront fait quelque action signalée.
Elle aura soing aussi de se faire instruire de la marche, du logement,
& du campement d’vne armée : des differens ordres de Bataille,
selon la diuersité du nombre d’hommes ou de l’assiette des lieux : des
sieges des viures, des munitions de guerre, de l’Artillerie & de son
attirail ; du pouuoir du grand Maistre & du deuoir de ses Officiers.
Elle prendra connoissance en suitte de son Admirauté, du pouuoir
& la iustice de l’Admiral, de ses Officiers, des Ports & havres ; de
l’entrée des riuieres, des rades, des battures & dangers de ses costes ;
des Nauires, de leur fret, de leurs apparaux ; & generalement
de tout ce qui appartient à la Nauigation. Cela fait, elle remontera
à ses Conseils d’Estat & Priué, dont elle examinera le pouuoir, &
l’employ ; quel est celuy du Chancelier, des Conseillers d’Estat,
des Maistres des Requestes de son Hostel ; quel est celuy des Parlemens,
du grand Conseil, des Presidiaux, des Seneschaussées, &
generalement de toutes les iurisdictions subalternes. Elle prendra
connoissance aussi de son Domaine, de ses Finances, qui est celle
de toutes la plus importante ; Elle verra l’estat de tous les deniers
qui se leuent en son Royaume, par quelles mains ils passent, depuis
le Collecteur iusqu’au Tresorier de l’Espargne. Elle doit sçauoir aussi
quelle est la fonction de tous les Officiers de Finances, quelle est la
Iustice de la Cour des Aydes, des Tresoriers de France, des Maistres
des Comptes, des Intendans, & s’informer tres-exactement quelles sont
les charges du Royaume : quels sont les appointemens, les gages, & les taxations
de toute sorte d’Officiers generalement, tant grands que petits ; quelles
sont les pensions secrettes & connuës, & quelle est mesme la dépence de
sa maison Royalle. Elle se fera entretenir aussi du sujet de la rupture entre
les deux Couronnes ; quels sont les interests de tous les Estats voisins ; quels
sont les vôtres auec eux, quelles sont vos alliances ; Mais il n’y a que vos

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principaux Ministres, vos Secretaires d’Estat, & vos Ambassadeurs qui
vous puissent éclaircir de cette derniere connoissance.

 

L. R. Ce que vous me proposez est impossible. Comme se pourroit-il faire
que ie fusse instruit generalement au deuoir de chaque profession, & chaque
particulier ne l’est pas dans la sienne ?

L. G. Ce que ie vous propose n’est point au dessus de vos forces. Le feu Roy
vôtre Pere en a tres-bien seu la plus grande partie, & si par vne fausse politique
qui a mal reüssi à ceux qui l’ont euë, il n’eust point esté cillé, pendant
sa ieunesse, il eust sceu le tout en perfection. La Morale des Rois a cela de
particulier, Qu’ils ne se peuuent instruire du deuoir d’autruy sans apprendre
le leur. Cette connoissance leur donne vne entrée par tout, & leur découure
d’vne veuë certaine tous les defauts & tous les abus qui se commettent
en chaque profession. Cét aspect qui est direct est plus penetrant qu’vn aspect
de reflexion. L’œil d’autruy ne nous conduit iamais si bien que le nôtre.
En vn mot, SIRE, qui regne autrement, regne en aueugle. Il ne faut point
que la difficulté vous estonne ; les Principes de l’art de Grammaire où vous
allés entrer, sõt plus difficiles que ceux de l’art de regner ; ceux-cy ont en soy
quelques attraits, & s’il plaist à V. M. de se laisser conduire, on peut tenir vn
ordre par lequel l’idée de tant de choses differentes se formera dans son esprit
sans peine & sans confusion. Et c’est de ce premier crepuscule d’Estat que se
doit faire vn beau iour qui remplira de lumiere de vôtre entendement, de
gloire vôtre vie, & de benediction tous vos sujets.

L. R. Dites-moy, ie vous prie, Ne me faut il rien apprendre outre cela ?

L. G. Monsieur vôtre Precepteur qui vous peut enseigner luy seul la plus
grande partie des choses que i’ay dites cy-deuant, vous rendra meilleur
compte que moy de ce que vous me demandez ; Il a esté approché de V. M.
pour cét effect. Ie donneray seulement aduis à V. M. d’appliquer son esprit
aux connoissances solides, & de s’attacher beaucoup plus aux choses qu’aux
paroles. Les belles paroles & les pensées delicates sont productions d’vne
ame gentille à la verité, mais debile & d’vne foible complexion. Elles sont
d’vn si petit vsage dans les affaires, qu’il me semble que les lieux où se debite
cette subtilité pyramidale, sont plustost infirmeries d’esprits doüillets,
qu’assemblées de conuersation. Et quoy que cette façon de vie soit assez innocente
en soy, elle a neantmoins ce defaut de ne contribuer rien du tout au
bien general, auquel chaque particulier doit quelqu’autre chose que de
beaux mots & de belles pensées. Pour attraper vne belle pensée, il faut vne
longue attention, & cette attention decline souuent dans vne réverie. Icy
V. M. me permettra de toucher vn mal où ie crains qu’elle n’ait quelque inclination,
qui est de prendre plaisir de s’entretenir soy méme. Cét entretien
de soy-méme aux ieunes gens est vne absence, ou vn sommeil d’esprit qui fait
si i’ose vser de ce mot, vne parentese dans le cours de leur vie. Les personnes
âgées qui ont appris & veu beaucoup de choses, se peuuent entretenir eux-mémes
auec seureté, & former de la connoissance qu’ils ont du passé, vn raisonnement
interieur pour leur conduitte presente : Mais aux ieunes gens qui
sont sans experience, incapables encore de reflexion, on ne peut pas sans
danger leur permettre cette solitude d’esprit. Et non seulement cette solitude
d’esprit est dangereuse, il y en a encore vne autre qui l’est dauantage, qui
est le commence familier auec les gens de peu. C’est vn desert tout à fait sterile,
ou qui produit de si mauuais fruits que bien souuent vne vertu de valet

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est vn vice de Maistre. Et comme l’ame s’auilit auec eux, elle prend force &
vigueur, au contraire, auec les personnes de condition où V. M. se doit
plaire, & estre presque toujours en leur compagnie. Vôtre presence & la leur
vous obligent vous & eux, de ne rien faire qui soit indigne de vos conditions.
Et de cette assiduité de s’obseruer soy-méme, il se formera en vous & en eux
vne constante habitude au bien, & cette habitude produira les vertus solides
& essentielles, au lieu des apparentes & superficielles.

 

L. R. Qu’appellez-vous vertus apparentes & vertus essentielles ?

L. G. La fiereté, la seuerité, l’insensibilité, la dissimulation sont vertus apparantes.
La Force, la Iustice, la Temperance & la Prudence, sont vertus
essentielles, dont Mr. vôtre Precepteur vous dira mieux que moy quelle en
doit estre l’application. Ie me contenteray seulement de finir cét ouvrage par
trois ou quatre preceptes generaux, qui sont presque de toutes heures & de
toutes occasions.

L. R. Ie seray bien aise de les entendre, Quels sont-ils ?

L. G. Gardez-vous d’vne vaine complaisance de vous méme, c’est l’ameçon
des Rois ; & soyez asseuré que quiconque vous donne vne loüange à contre-temps,
ou qui ne vous est point deuë ; vous veut surprendre, & exiger de
vous vn salaire qu’il ne merite point.

Ne vous laissez point emporter à la cholere ; Celle d’vn particulier n’est
qu’vn feu folet, celle d’vn Roy est vn feu de foudre ; & pensez que vôtre cholere
ne peut descendre à vostre sujet, sans vous rendre son égal, & sans le
commettre auec vous.

Quand V. M. desirera quelque chose de son sujet de quelqu’autre, qu’elle
change de place auec luy, auant que de luy rien demander. Car c’est de ce lieu
là seul, & non pas de son Thrône que se doit prendre la iustesse de toutes ces
mesures.

Soyez tousiours plus soigneux d’auoir vne bonne qu’vne grande reputation ;
L’vne est tranquille & l’autre inquiete ; L’vne est comme le parfum, &
l’autre comme vn fumier remué. L’odeur d’vne charongne se répand bien
plus loin que celle d’vne cassolette. Sur tout, prenez-garde que ce parfum
d’honneur ne vous enteste point, comme ont accoustumé de faire toutes les
bonnes odeurs.

Que V. M. se souuienne, s’il luy plaist, à tous moments qu’il est homme, &
qu’il est icy-bas vn Vice-Dieu. L’vne de ces pensées moderera sa puissance,
& l’autre reglera sa volonté.

Pour Conclusion, Ie supplie tres-humblement V. M. & celuy qui aura
l’honneur vn iour d’estre vôtre Gouuerneur, dont ie ne suis qu’vn vain ombre,
de me pardonner si ie me suis seruy de leurs noms pour former vn si foible
raisonnement. Ie ne doute point que ie n’en aye abusé. L’vn de vous est
l’Oint du Seigneur ; & l’autre cette belle estoille qui doit conduire nostre
Prince au lieu d’où doit naisstre nostre salut. Au moins vous garderay-ie ce
respect, que vous ne sçaurez point de moy qui vous a fait cette injure, dont
ie fais dés à present la Penitence, par la honte que i’ay de voir vn Veteran s’eriger
en Autheur.

FIN.

A PARIS, De l’Imprimerie de la vefue COVLLON.

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Fortin, Pierre (sieur de La Hoguette) [1650], CATECHISME ROYAL. , françaisRéférence RIM : M0_653. Cote locale : A_9_2.