Anonyme [1649], LE ROMAN DES ESPRITS REVENVS A S. GERMAIN. , françaisRéférence RIM : M0_3559. Cote locale : C_9_86.
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HISTOIRE DES
ESPRITS REVENVS
A S. GERMAIN.

VN de ces iours passez, que le Ciel estoit
beau & serain, le plaisir de la promenade,
& le desir de reuoir la Cour
m’attirerent insensiblement iusques
à Sainct Germain ; les chemins qui estoient libres
depuis peu, m’en auoient rendu l’entreprise facile,
& le temps le plus doux & le plus agreable que l’on
pust souhaiter, l’auoit fauorisée dans son execution.
Ie me trouuay dans Sainct Germain, comme
sans y penser, plus charmé des delices de la Campagne,
que fatigué de la longueur du chemin ; la
curiosité qui reueille les esprits, ne me laissa pas
long-temps dans le contentement que ie prenois
au souuenir de ce voyage, elle m’en presenta d’autres.
Afin de me diuertir mieux par le changement,
elle me conduisit d’abord dans ce magnifique &
superbe Palais, qui estoit pour lors le seiour du plus
grand Roy du monde. Là parmy la confusion de
gens de toutes sortes, ie me desennuyois agreablement,

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& ie me consolois des mauuais iours que
i’auois passé dans Paris, loing d’vne si charmante
compagnie ; Dans la foule des Courtisans ie ne
manquois pas de rencontres heureuses, tousiours
quelques-vns de mes amis me venoit embrasser,
& me faire des caresses : l’vn me reconnoit le plus
grand amy qu’il eust dans Paris, l’autre m’appelloit
son cher ennemy, & par mille autres ciuilitez
de Cour, nous renouuellions l’ancienne connoissance.
Enfin, ie commençay à trouuer ces faueurs
importunes, apres les auoir goustées vne bonne
partie de la iournée : Ie quittay cet embaras de conuersation
sur le soir, pour gouster encore quelque
plaisir nouueau dans la promenade. Et comme ie
voulois estre seul pour resuer à mon aise, ie me retiray
par des chemins desrobez, qui me menerent
fort à propos, & comme ie le souhaittois, dans vn
iardin fort spatieux. Ie n’y fus pas plutost, que ie
choisis vn endroit vn peu écarté, où ie trouuay
quelques sieges qui seruirent d’abord à me reposer :
mais voulant me mettre encore plus à mon ayse,
i’auisay dans vn taillis assez espais, qui estoit derriere
moy, vne petite place qui sembloit auoir
conserué sa verdure, malgré les rigueurs de l’hyuer.
I’allay me coucher mollement sur ce riche tapis,
où ie ne fus pas long-temps sans m’endormir, soit
que ie fusse fatigué du chemin que i’auois fait, ou
que ie fusse charmé du plaisir de la solitude. Au
milieu d’vn si doux sommeil, quelque bruit importun

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de personnes qui parloient assez haut, m’éueilla
mal-gré moy, & rompit le charme de mes
yeux qui ne vouloient point s’ouurir. Ie ne fus pas
plutost en liberté de voir, que ie regarday du costé
des sieges, où ie vis passer vne troupe de Gardes
& de Suisses, qui se disoient : il n’y a personne, allons
fermer les portes : Comme ie connoissois la
brutalité de ces gens-là, qui ne considerent personne,
ie ne branlay pas de ma place, de peur de receuoir
quelque coup, dont ces gens-là font bon
marché ; & de plus, ie craignois qu’ils ne me cherchassent
pour me chastier, d’estre entré si librement
dans ce iardin, sans leur permission : A peine
estoient-ils passez, qu’vne troupe magnifique de
personnes illustres parut au milieu de l’allée, qui
venoit à petit pas au lieu où ie m’estois reposé premierement.
Ie ne fus pas peu surpris à l’éclat de
tant de maiesté : & bien dauantage, quand ie reconnu
le Roy, la Reine, le Cardinal, & les Princes.
l’estois en doute, si ie voulois prendre la fuitte
ou me tenir caché : mais considerant que si ie
courrois à quelque porte, qui estoit asseurément
bien gardée, ie tomberois entre les mains de ces
Satellites impitoyables, & qu’ils me tueroient au
simple soupçon que ie leur dõnerois d’estre là pour
quelque mauuais dessein ; dans cette apprehension,
ie me tiens sans faire de bruit, le mieux couuert
qu’il m’estoit possible, auec cette resolution, que
si quelqu’vn de cette belle Compagnie venoit à

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me découurir, ie demanderois à parler à la Reine ;
& apres luy auoir demandé pardon de ma temerité,
ie luy conterois naïfuement toute ma faute, &
luy ferois sçauoir toutes les miseres de Paris,
pour la disposer à la compassion, & puis ie luy demanderois
la grace d’estre mis dehors auec quelque
seureté.

 

Sur cette confiance, ie leuay vn peu les yeux &
ie les vis qu’ils prenoient place sur les mesmes sieges
où i’auois eu l’honneur de m’asseoir auparauant.
l’estois assez pres d’eux pour ouyr leurs discours,
& i’eusse voulu en estre bien loin. Quelques-vns
s’estoient desia auancez de parler des desordres
de l’Estat ; mais le Roy leur imposa silence, & leur
dist, qu’il n’estoit là venu que pour se recreer, &
non pas pour parler d’affaires ; qu’il vouloit ioüer
à quelque petit ieu, ou bien que l’on racontast
quelque bonne histoire. Toute la Cour quitta le
serieux à l’instant mesme, & chacun prit vn visage
riant pour luy complaire, la Reine mesme fit voir
que cela luy estoit fort agreable ; il n’y auoit que
le Cardinal qui ne pouuoit faire bonne mine, à
cause de son mauuais jeu. Le Roy se tournant de
son costé, luy dist, Monsieur le Cardinal vous qui
en sçauez tousiours de bonnes, ne nous en direz-vous
point quelque-vne qui soit belle ?

Sire, respondit-il froidement, ie vous en dirois
bien vne, mais ie crains qu’elle ne donne de la terreur
à Vostre Maiesté, tant elle est effroyable. Il

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vaut mieux que vous commençiez le premier, &
puis que chacun à son rang en dise quelqu’vne recreatiue,
& la mienne sera la derniere, afin que
nous nous en allions souper là dessus auec plus d’apetit :
Mon Dieu, dit le Roy, que i’ay enuie de la
sçauoir ; mais puisque vous voulez que ie commence,
ie m’en vay me despecher, & que chacun
le fasse court, à mon exemple, pour venir vistement
à la vostre. Cela dit, il raconta en peu de mots la
generosité du petit Alexandre, qui pleuroit quand
son pere assiegeoit quelque ville d’importance ; &
adiousta, qu’il auoit pleuré quelques fois la nuict
de ce que sa bonne maman assiegeoit sa bonne Ville
de Paris. Le Duc d’Anjou, dist que son petit Papa
auoit dit la sienne, & qu’il n’en sçauoit point
d’autre pour l’heure. La Reine raconta le sixiesme
tome de Cleopatre, dont Calprenele luy auoit
fait present depuis peu. Monsieur le Duc d’Orleans
pour la sienne, prit le trait du bon Caligula,
qui fit autrefois declarer son cheual Consul de Rome,
& fit abaisser les degrez du Capitole, afin de
l’y faire monter, & de donner place à ce braue cheual
au plus pres de sa personne. On fit vne pose en
cet endroit, dautant que Monsieur le Prince se
prit à rire de cette plaisanterie, & tout le monde à
son imitation, excepté le Cardinal qui ne rioit que
du bout des dents.

 

Enfin, Monsieur le Prince reprit la suite, & raconta
la bataille de Pharsale deuant Rome, où

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Cesar fut victorieux, adioûtant qu’il n’esperoit pas
vn moindre succez que luy.

 

Madame la Duchesse d’Orleans alloit conter
toute la Cour Sainte ; mais la Reine la pria de finir,
pour ne point rompre l’ordre que le Roy auoit
mis pour la briefueté. Madamoiselle se souuint
des genereuses amours de Statira, qui ayma & qui
fut aymée d’Oroondate, l’ennemy de son pays.

Madame la Princesse la mere, raconta les afflictions
de la mal-heureuse Iocaste, quand elle vid
ses deux enfants chefs de deux partis diuisez, & resolus
de faire vne guerre mortelle à leur propre
sang, adioustant qu’elle se trouuoit auiourd’huy
dans la mesme peine.

Madame la Princesse la fille, remit en jeu l’infortunée
Psiché, qui eut tant de trauerses dans l’amour
de son Cupidon. Le sieur de la Melleraye
raconta le trait de Neron, qui fit mettre le feu aux
quatre coins de Rome, & prenoit plaisir de son
Palais, de voir l’incendie à trauers d’vne Esmeraude.

Le Mareschal de Grandmont mit sur le tapis
l’Histoire du premier Roy des Parthes, qui apprit
ces peuples à combattre en fuyant : Monsieur le
Prince luy repartit, que celuy-là couroit à la Guiche,
dont toute la compagnie fit vn éclat de rire,
& le Mareschal pour ne pas demeurer auec sa courte
honte, luy repartit que son Cesar beuuoit à la
lampon. Enfin, le Cardinal Mazarin, apres que le

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Roy luy eut tesmoigné son enuie, touchant l’Histoire
qu’il auoit promise dés le commencement :
Il prit la parole en cette sorte.

 

Sire, ie ne prendray point icy d’autre histoire que
la mienne, & ne vous diray rien qui ne me soit arriué,
depuis que ie suis dans le ministere : i’ay esté
tousiours tourmenté d’esprits, ils n’ont pas manqué
vn seul iour de m’apparoître, ny vne seule nuict de
troubler mon repos ; mais ils ne m’ont iamais fait
tant de peine, ny traitté si rigoureusement, que depuis
la nuict des Roys que ie tiray vostre Maiesté de
Paris, pour venir à sainct-Germain. Il semble depuis
ce temps là qu’ils soient deuenus enragés, ils
ne taschent qu’à me nuire, & à m’inquieter, & ie
n’en treuue pas vn bon qui me flatte de quelque
douce harmonie, comme auparauant, pour m’endormir,
& me donner quelque relasche. Encor il
semble que l’enfer a fait ouuerture de toutes ses
portes, & qu’il a déchaisné les plus meschants contre
moy. Il en vient des trouppes innombrables
m’attaquer par leurs menaces, & m’espouuenter
par leurs cris funestes, & quelques fois m’habillent
de toutes les couleurs imaginables, comme si i’estois
leur fou de feste. I’ay beau renforcer mes gardes,
cela ne les empesche point de venir, & ces
mal-heureux esprits ne treuuent point d’obstacles,
qui les arrestent : ils sont tousiours aprés ma quëue,
& i’ay peur qu’il n’y en ayt icy quelqu’vn qui m’escoute,
& qui n’aille reporter aux autres tout ce que
ie dis à present. La Reyne l’interrompit à ces mots,

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& s’escria toute craintiue : ha mon Dieu ! Monsieur
le Cardinal, que vous me faites peur, ie mourrois
s’il en venoit quelqu’vn à ma chambre, quand ie
suis toute seule, ie feray coucher cette nuict toutes
mes filles à ma chambre : encor ne me croiray-ie
pas trop bien gardée. Toutes les autres femmes de la
trouppe s’escrierent à son imitation, & protesterent
de faire le semblable, horsmis Madame la
Princesse la mere, qui leur dist : Ne voyez vous pas
bien que Monsieur le Cardinal se moque, & que
ce n’est que pour vous espouuenter qu’il dit cela,
sans rire qu’il sçait bien nostre foible, & qu’il asseure
cela serieusement, afin d’auoir nostre creance.
Madame, reprit le Cardinal, il n’y a rien de plus
veritable que ce que ie vous dis sur cela. Monsieur
le Prince, le voyant persuadé, se mit à gausser, luy
& la compagnie, & dire que c’estoit de beaux contes,
dont on l’auoit bercé en son enfance, & qu’il
n’auoit iamais veu de ces esprits qui reuiennent ;
que ce n’estoit que de belles imaginations de quelque
mélancholique, pour amuser les femmes ; mais
trop sottes pour entretenir les hommes, & qu’au
reste il ne prendroit point la querele de Monsieur
le Cardinal, contre des ennemis qui estoient inuisibles,
que son épée n’estoit point à l’espreuue des
charmes, comme celle d’Amadis de Gaule, & que
ces esprits la changeroient bien-tost en vne dague
deplõb qui ployeroit iusqu’à la garde, au premier
coup qu’il viendroit à fraper. Le Roy qui estoit impatient
d’entẽdre le reste, asseura qu’il n’auoit point

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peur, & pria sa bonne Maman, & les autres de ne
rien craindre, & de laisser dire Monsieur le Cardinal.
Tout le monde se mit aussi-tost en deuoir de l’escouter,
& il poursuiuit en cette sorte. C’est vne verité
que l’Escriture saincte confirme, qu’il y a de ces esprits,
& plust à Dieu qu’il n’y en eust pas tant, ie serois
vn peu plus à mon ayse : & pour conuaincre la Compagnie
sur ce qui en est ; ie m’en vay gager tout ce qu’on
voudra, quoy que dise Monsieur le Prince, que les armes
dont il s’est seruy pour gaigner ses victoires, &
celles dont il s’est seruy tout nouuellement à la bataille
de Lens, qui estoient si claires & si luisantes, &
qui auoient esté fourbies & esclaircies par ces esprits
dont ie parle, sont à present deuenuës toutes noires
par la malice de ces mesmes esprits qui se sont piqués
de les voir trop esclattantes. Tout le monde ietta les
yeux sur Monsieur le Prince : ce qui l’obligea à dire
qu’il auoit à son costé la mesme espée dont il s’estoit
seruy à la bataille de Lens, & que si le Roy luy vouloit
donner permission de la tirer en sa presence, on verroit
la verité de ce mystere.

 

Le Roy, sans luy donner le loisir de la tirer, luy mesme
l’alla prendre & la mit hors du fourreau, & on remarqua
sur la lame quelques petites taches noires, &
les Dames dont l’imagination estoit preuenuë, y en
treuuoient beaucoup dauantage. Luy sans s’estonner
de cette belle preuue, leur dist que ces taches n’estoient
qu’vn peu de roüille qui s’estoit là engendrée, à cause
qu’il auoit esté vn peu long-temps sans la tirer du
fourreau. Toutes les femmes pour lors se treuuoient

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en beau camp de parler, & elles eussent dit vne quantité
d’histoires par ouy dire sur ce sujet, pour conuaincre
Monsieur le Prince ; mais le Roy aprés auoir dit
qu’il en auoit quelquefois ouy quelques vnes en sa
chambre, qui l’auoient bien rejouy, sans iamais l’auoir
espouuanté, il pressa le Cardinal de continuer : ce qu’il
fit en ces termes.

 

Encor qu’il n’y ayt personne de vous qui doute de
l’existence des esprits, toutesfois ie pense estre le mieux
instruit, & le mieux persuadé de la compagnie, aussi
ie croy qu’il m’ont ioüé leurs plus vilains tours, &
qu’ils m’ont pris pour l’objet de toutes leurs funestes
recreations. Ils inuentent tous les iours mille nouueautés,
qu’ils apportent de la Cour infernale, pour
me faire enrager : ie croy qu’ils taschent à me ietter
dans le desespoir pour me faire rendre l’ame sans confession.
Les Dames me chantent vn Salue Regina, comme
l’on fait à ceux qui sont prés d’endurer le supplice ;
autres vn Libera comme si i’estois des-ja mort ; quelques
vns me mettent en poussiere : d’autres se contentent
de me porter en terre, en chantant des Pseaumes
de Dauid. Il en vient qui m’honorent pour se
mocquer de moy, & qui me traitent d’Eminence, &
montrent vn precipice où ie suis tout prest de mettre
les pieds, d’autres en forme de Choüettes, & de Hibous,
me predisent plus de mal-heurs qu’il n’en est arriué au
monde depuis qu’il subsiste, quelques-vns me dechirent
à belles dents comme des chiens affamés ; il y
en a qui se contentent de me chanter poüille, & de me
dire plus d’iniure qu’vn million de harangeres n’en

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pourroient inuenter toutes ensemble : D’autres, font
des Remonstrances au Parlement, pour l’animer encor
dauantage contre-moy : Quelques-vns me procurent
charitablement la haine du peuple, cõme si ie
n’en estois pas desia assez hay ; ceux-là font vn bruit de
tous les Diables à mes oreilles, cõme s’ils sonnoient le
toxin, pour émouuoir la populace à se ietter sur moy.

 

Quelques amateurs de ragousts me mettent au court
boüillon, & puis me laissent là sans me manger, pour
me faire plus grand dépit, disant, que ie ne vaut rien
ny à rostir, ny à boüillir : Il en est qui disent de moy
toutes les méchancetez imaginables au Roy, à la Reine
& à M. le Prince, qui ne sont pas presens & qui ne
les entendent pas, & toutesfois ils se promettent qu’ils
m’abandonneront, & me laisseront perir dans vne
guerre que i’ay allumée ; Et tous ont la forme de Religieux,
de Cheualiers, de Philosophes ou de Theologiens.
Ce sont là les plus malicieux, & ceux qui me
tourmentent d’auantage : Ie voy bien que ceux-là
vous donnent trop d’effroy, il en viẽt de plus gaillards
qui se presentent deuant moy, & qui font cent bouffonneries,
qui ne laissent pas de me fascher encor quelles
soient plaisantes.

Ceux-cy sont déguisez en Turlupins, en Pantalons
& Goguelus, qui me font cent niches & cent sornettes,
tantost ils me mettent entre deux Diables, puis
ils me rognent ma Soutane & mon Chapeau pour me
rendre semblable à eux, & m’appellent le Cardinal
burlesque, ils me font danser vne balade en cet estat,
& me dõnent tousiours quelque nazarde, ou quelque
sobriquet en passant qui ne me couste que le prendre :

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L’vn m’appelle Nazin, l’autre Masquarin, & d’autres
Tabarin : Et comme il s’en trouue tousiours de plus
malicieux les vns que les autres, qui s’amusent à me
rogner les ongles iusqu’à la chair, pour me faire dire
ouf en Italien ; les autres me coupent les aisles comme
si i’en auois, & d’autres auec vn oignon m’en font sauter
l’eau aux yeux pour me faire pleurer : Ils me font
voir mes ayeuls en Crieurs de mort au rats, en Violõs,
en Preneurs de taulpes, en banqueroutiers, en porte
poulets, & en marchands d’allumettes, si bien que ie
ne puis pas quelquesfois au milieu de ces inquietudes,
m’empescher de rire d’vne si belle Genealogie : Que
s’il leur prend enuie de faire quelque musique enragée,
pour me déplaire & m’inquieter d’auantage, ils
me font comme le pilier où ils attachent leurs parties,
& ie me treuue en vn instant si chargé de lambeaux de
vieux papiers, qu’il s’en faut bien peu que ie n’en sois
accablé, & quelques-vns me montrant au doigt, disent,
voila le Cardinal en pieces. Puis quand ils sont
souls de criailler, ils ramassent tous ces papiers en vn
pacquet qu’ils me mettent sur le corps, & disent voila
Mazarin pris au trébuchet dans l’vnion : en effet, il
me seroit impossible de me remuër sous vn faix si pesant :
Tout le monde se prit à rire de ces plaisantes
imaginations, & chacun luy fit quelque question sur
vn suiet si risible. Le Roy luy demanda si ces esprits
estoient faits comme des hommes, & il luy répondit,
qu’ils prenoient toutes sortes de formes, mesmes des
plus cruels animaux.

 

La Reine luy demanda, si c’estoit en dormant qu’il
auoit toutes ces belles visiõs, à quoy il respõdit, qu’il

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n’en sçauoit rien, & qu’il ne sçauoit plus en quel estat il
estoit si tost qu’ils venoient à paroistre. M. le Duc d’Anjou
fut curieux de sçauoir s’ils ne mangeoient point les
hõmes, il fit response, qu’ils ne mãgeoient que les petits
enfans qui ne vouloient pas obeyr : M. le Duc d’Orleans
demanda ce que c’estoit que ces esprits, & il luy
asseura que c’estoit les ames des hommes. M. le Prince
voulut sçauoir de quelle couleur ils estoient, & il luy dit
qu’il ne les auoit iamais pû discerner, dont il fut fort satisfait.
Le Maresc. de Grandmont fut d’aduis qu’on les
fit fuyr auec la Croix & l’eau beniste : Et le sieur de la
Melleraye dit, qu’il ne failloit que mettre le feu à la maison
quand ils y seroient tous entrez, afin de les faire perir
dans cet embrasement, & de les remettre en enfer
d’où ils estoient sortis sans permission. Mais le Cardinal
leur fit response, que ces esprits ne s’enfuyoient point
par des coniurations, & que le feu n’auoit point de puissance
sur eux : Toutes les Dames commençoient desia
à dire leur ratelée, lors que me treuuant lassé d’estre couché
sur vn bras, ie voulus le retirer de dessous mon costé,
mais par malheur, venant à rencontrer quelques fueilles
seiches où ie voulois le poser, cela fit vn peu de bruit,
qui leur donna tant d’épouuente qu’elles se mirent à
fuyr à trauers le Iardin comme des Bacchantes, disant
qu’ils auoient ouy vn esprit, la Reine tenoit le Roy par
la main, & M. le Duc d’Anjou la tenoit par la robe ; il
n’y eut que Madame la Duchesse d’Orleans qui eut de
la presence d’esprit assez pour faire vn grand signe de
croix en courant comme les autres : Le Mareschal de
Grandmont voyant qu’il n’estoit question que de fuyr,
fit merueilles de ses iambes en cette occasion, il fut le

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premier à la porte a attendre les autres, & Mademoiselle
qui s’y presenta la premiere, luy dit, qu’il courroit à la
Guiche aussi bien que le Roy des Parthes. Il n’y eut que
M. le Prince qui demeura seul, bien plus estonné de les
voir fuir que du suiet de leur fuite ; il commença à leur
crier, qu’il ne falloit pas aller au bois qui auoit peur des
fueilles : & le sieur de la Melleraye qui l’entendit, dit,
qu’il les falloit brusler : il treuua le Duc d’Orleans au
bout de l’allée, qu’il pria de ne point aller si viste, & qu’ils
marcheroient ensemble, & il luy respondit vn peu
effrayé, qu’il feroit tout ce qu’il voudroit. Ce pendant
ie demeuray seul bien épouuanté d’auoir donné cette
alarme, & i’attendois à tout moment des Satellites plutost
que des esprits pour m’assõmer ; mais grace à Dieu,
tout se passa en risée : quand toute la trouppe se fut r’assemblée
à la porte, à qui M. le Prince persuada en raillant,
que des fueilles & vn peu de vent auoient causé tout
le desordre. Tout le monde se retira du iardin, & l’on
ferma la porte aussi tost apres, ie demeuray là en repos le
reste de la nuict, quoy que ie ne fusse pas sans crainte
que l’on enuoyast quelque determiné, comme le sieur
de Roquelaure, pour éprouuer l’auenture de l’esprit :
mais soit que cela fut estimé trop bas pour employer son
courage, ou que personne n’eut la pensée de l’engager à
faire coup, à la bonne pour moy, personne n’entra dãs
le Iardin tout le reste de la nuict, & le lendemain si tost
que la porte fut ouuerte, & que quelques-vns y furent
entrez, pour se promener en attendant le leuer du Roy,
ie me retiray bien viste de ce lieu, & ie m’en vins à Paris
sans dire Adieu à personne.

 

FIN.

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